Par Muriel Ubéda-Saillard, Professeure à l’Université de Lille

Pourquoi la CPI est-elle fondée à délivrer des mandats d’arrêt dans la situation palestinienne ?

Le 22 mai 2018, plus de trois ans après avoir adhéré au Statut de Rome, la Palestine a renvoyé sa situation à la Cour. L’ex-Procureure Fatou Bensouda a conclu l’examen préliminaire par l’ouverture d’une enquête le 3 mars 2021 sur des faits qui se sont déroulés depuis le 13 juin 2014 à Gaza et en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, dans le double contexte des préoccupations sécuritaires d’Israël depuis la proclamation de son indépendance en 1948 et d’une occupation des territoires contrevenant notamment au droit à l’autodétermination du peuple palestinien – cette situation a été appréciée en 2004 par la Cour internationale de Justice (CIJ) dans son célèbre avis sur le Mur et l’est à nouveau aujourd’hui à l’occasion de la demande d’avis consultatif présentée par l’Assemblée générale des Nations Unies. Dans sa déclaration, l’ancienne Procureure rappelait notamment qu’il n’existait pas de dilemme paix-justice ‑ au sens où « la paix et la justice devraient être considérées comme des impératifs complémentaires », et que son Bureau était avant tout soucieux des « victimes tant palestiniennes qu’israéliennes du long cycle de violence et d’insécurité, qui a causé de profondes souffrances et un terrible sentiment de désespoir quel que soit leur camp ». Les attentats perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023 et l’opération militaire menée en réaction par les autorités israéliennes ont donné lieu au renvoi additionnel de la situation devant la Cour par deux groupes d’Etats, le 17 novembre 2023 et le 18 janvier 2024, pressant le nouveau Procureur Karim Khan d’accélérer son enquête sur les crimes commis par l’ensemble des belligérants israéliens et palestiniens, et d’identifier les principaux suspects.

Demander à la Chambre préliminaire I de délivrer des mandats d’arrêt, conformément à l’article 58 du Statut de Rome, participe du déroulement normal de la procédure pénale internationale, dès lors que le Procureur a été en mesure de rassembler suffisamment d’éléments de preuve donnant des « motifs raisonnables de croire » que les suspects ont commis des crimes relevant de la compétence de la Cour et qu’ils doivent être arrêtés pour mettre fin à leurs activités criminelles et comparaître effectivement devant les juges. En l’occurrence un grand nombre de violations graves du droit international humanitaire et des droits de l’homme commises par les belligérants semblent susceptibles de constituer des crimes de guerre, crimes contre l’humanité voire génocide. On songe, entre autres, aux attaques indiscriminées contre les populations civiles, à leur déportation ou transfert illégal, à l’atteinte portée à leurs conditions essentielles de subsistance (alimentation, soins médicaux, etc.), ou encore aux homicides intentionnels, viols et autres formes de violences sexuelles, torture (notamment des prisonniers ou otages détenus) et disparitions forcées. La situation humanitaire catastrophique à Gaza a d’ailleurs conduit le Conseil de sécurité à exiger un cessez-le-feu et la CIJ, à adopter, le 26 janvier 2024, une nouvelle ordonnance en indication de mesures conservatoires dans l’affaire opposant l’Afrique du Sud à Israël et concernant l’application de la convention de 1948 sur le génocide – la CIJ a refusé, cela dit, d’adopter de telles mesures conservatoires, à la demande du Nicaragua, dans le cadre de la livraison d’armes par l’Allemagne à Israël.

Qu’espérer de mandats d’arrêt délivrés contre les principaux dirigeants d’Israël et du Hamas ?

L’objectif premier de tels actes est de permettre le jugement des accusés. Malgré des voix qui s’élèvent en faveur de la contumace, les aménagements prévus par la règle 134 quater du Règlement de procédure et de preuve de la CPI ou les développements récents dans l’affaire Kony, les accusés doivent en effet assister en personne à leur procès, conformément à l’article 63 du Statut de Rome. Le mandat d’arrêt a également une portée pratique importante, qui contribue à sa valeur symbolique : il place une épée de Damoclès au-dessus de la tête du suspect, susceptible d’être arrêté par l’un des 124 Etats parties au Statut, compétent pour procéder à son interpellation, dès qu’il franchit des frontières. Limiter les déplacements d’un dirigeant devrait affaiblir l’exercice de son pouvoir au plan international, en le marginalisant et donc en accentuant sa mise à l’index. Sa décrédibilisation pourrait même nourrir la contestation populaire et conduire, au plan interne, à un changement de gouvernement – du moins dans un Etat de droit dans lequel s’exprime la souveraineté nationale. Mais le conditionnel est le temps du doute et l’expérience montre que les mandats et citation délivrés jusqu’à présent contre des chefs d’Etat en exercice, tel Vladimir Poutine, Omar Al-Bashir et Ukuru Kenyatta, n’ont pas eu les effets univoques escomptés. La Cour ne disposant pas de force de police internationale, l’effectivité de ses décisions dépend de la coopération (obligatoire) des Etats parties, qui demeure timide voire inexistante lorsque sont concernés les plus hauts responsables de l’Etat. Il s’agit évidemment de composer avec les impératifs divers de la realpolitik, mais aussi de sortir de l’aporie de l’innocence de l’Etat dont le primus inter pares des agents serait pénalement poursuivi.

Pourquoi l’éventuelle adoption de ces mandats d’arrêt constituerait-elle une (nouvelle) épreuve décisive dans la vie de la CPI ?

En décidant de poursuivre des dirigeants en exercice, la Cour assume sa raison d’être qui est précisément de juger ceux qui échappent à la compétence des juridictions nationales étrangères, du fait du jeu des immunités. La délivrance d’un mandat d’arrêt contre Benyamin Netanyahu permettrait de tester la manière dont les Etats parties au Statut de Rome ont reçu l’interprétation très (trop ?) audacieuse développée par la Chambre d’appel de la Cour dans l’affaire Al-Bashir, selon laquelle le principe d’inopposabilité des immunités posé par l’article 27 du Statut de Rome serait coutumier et s’appliquerait donc aux Etats tiers comme Israël, indépendamment des limites découlant de l’effet relatif des traités. Sauf qu’en l’espèce, la situation palestinienne n’a pas été renvoyée par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, contrairement à celle du Soudan (Darfour). Et les observations critiques formulées par les Etats à l’occasion des travaux de la Commission du droit international sur les immunités de juridiction pénale étrangère des représentants de l’Etat conduisent à douter de l’existence d’une opinio juris bien établie ; l’attachement aux immunités personnelles bénéficiant aux membres de la troïka (chef de l’Etat, chef de gouvernement et ministre des affaires étrangères) semble demeurer bien vivace.

En exerçant sa compétence dans la situation palestinienne, la Cour tentera aussi de répondre à la critique récurrente de la sélectivité des poursuites et du double standard, et ce positionnement pourrait la rapprocher des Etats arabes. Mais elle reste confrontée à plusieurs obstacles, notamment : répondre du délaissement de certaines situations, comme le Nigéria ou l’Afghanistan ; tenir le pari, fait pour l’Ukraine, d’exercer la justice en temps de guerre – avec cette question cruciale : qui pour s’assoir à la table des négociations de paix ? ; garder à l’esprit les impératifs de la Stratégie antiterroriste mondiale et les difficultés propres aux conflits asymétriques ; prendre au sérieux les contradictions et dilemmes des Etats qui constituent ses traditionnels soutiens, les menaces de sanctions de la part de la Russie et des Etats-Unis, et son absence d’universalité – d’ailleurs, dans un communiqué publié sur X le 3 mai dernier, Karim Khan a dénoncé de manière inédite les « menaces », « représailles » et « intimidation » exercées à l’encontre d’agents de la Cour . Aujourd’hui plus que jamais dans ses vingt-six années d’existence, la Cour doit faire face aux limites de sa condition internationale et au « tragique de l’action » pensé par Ricoeur.