Par Fabien Marchadier, Professeur de droit privé, Université de Poitiers.

Les autorités russes peuvent-elles ignorer impunément les circonstances entourant la mort d’Alexei Navalny, un opposant politique influent ?

Si la Russie était un régime véritablement démocratique, garantissant des élections libres, un débat politique pluraliste et une presse libre, la réponse serait évidemment négative. Une enquête pénale approfondie aurait été ouverte conduisant à clarifier les circonstances de la mort, à identifier et à juger les responsables. L’impunité règne en Russie, mais aussi sur le plan international. À la suite de la condamnation de Navalny à 19 ans de prison pour extrémisme, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’homme exhortait la Russie au respect du procès équitable. Les autorités russes ont ignoré cette demande. Elles n’ont ordonné ni la libération de Navalny, ni la réouverture de son procès. Dans une résolution, le Parlement européen souligne que « le gouvernement russe et Vladimir Poutine en personne portent la responsabilité pénale et politique de la mort d’Alexeï Navalny ». Symboliquement, le message est fort. Techniquement, la référence à la responsabilité pénale est maladroite et précipitée. Ce n’est pas à un organe politique de trancher cette question en se fondant sur son analyse politique de la situation en Russie. En toute hypothèse, juridiquement, cette prise de position n’a aucune portée contraignante. Elle est dépourvue de tout effet et n’a d’autorité que politique.

Comment l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe et la perte de la qualité d’État partie à la CEDH affecte-t-elle sa responsabilité devant la Cour européenne des droits de l’homme, notamment dans le cas d’Alexei Navalny ?

Contrairement à une résolution du Parlement européen ou à un appel de la communauté internationale, ou tout au moins d’un groupe d’États, un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme est juridiquement contraignant. Il est obligatoire et son exécution est placée sous la surveillance du Comité des Ministres. En étant exclue du Conseil de l’Europe et en cessant, en conséquence, d’assumer pour l’avenir une quelconque obligation au titre de la Convention européenne des droits de l’homme, la Russie n’a plus à répondre aux requêtes dénonçant des violations des droits de l’homme dans les espaces soumis à sa juridiction.

Pourtant, à propos de la mort d’Alexei Navalny, la responsabilité de la Russie ne fait aucun doute, tout au moins sous l’angle procédural. Bien que l’État assume une obligation renforcée de garantir la vie et l’intégrité à la fois physique et psychique des personnes placées sous sa surveillance, en raison de leur particulière vulnérabilité, il aurait été difficile d’établir une violation du droit à la vie dans son volet matériel. L’inertie et le manque de diligence des autorités d’enquête n’auraient pas permis d’éclaircir les circonstances de la mort. C’est précisément pour cette raison qu’une violation du droit à la vie dans son volet procédural était acquise. Cependant, cet arrêt ne sera jamais écrit. La Cour de Strasbourg a perdu sa compétence à l’égard des requêtes dirigées contre la Russie portant sur des faits postérieurs au 16 septembre 2022, date à laquelle l’exclusion du Conseil de l’Europe devient effective (v. Résolution CM/RES(2022)2 sur la cessation de la qualité de membre de la Fédération de Russie du Conseil de l’Europe adoptée par le Comité des Ministres le 16 mars 2022). Une responsabilité de la Russie est théoriquement concevable devant d’autres instances internationales, notamment le Comité des droits de l’homme, dont elle a accepté la compétence en 1991, sur le fondement du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qu’elle a ratifié en 1973.

Les condamnations internationales et les appels à enquêter sur les violations des droits de l’homme en Russie ont-ils un impact réel, surtout si la Russie reste imperméable aux pressions extérieures dans des affaires comme celle d’Alexei Navalny ?

Même si elle n’est plus membre du Conseil de l’Europe, la Russie reste soumise à une forte pression internationale. L’agression armée de l’Ukraine a provoqué plusieurs vagues de sanctions censées affaiblir son économie. Les circonstances troubles de la mort d’Alexeï Navalny ont déterminé une quarantaine d’États à réclamer une enquête indépendante. La Russie n’a pas cédé à la pression économique. Elle n’a pas été sensible à la contrainte juridique. Les multiples arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme constatant une violation de la Convention ne se sont jamais traduits par des réformes spectaculaires. Affaire après affaire, la ligne de défense du Gouvernement russe a rarement varié. Aucun dispositif n’a été adopté pour répondre au contexte juridique et social de violence envers les homosexuels (« des pervers ») ou envers les femmes (« victimes d’être trop aimées »). Il serait surprenant qu’elle accorde beaucoup d’importance aux remontrances diplomatiques, tant qu’elles se limitent à un petit groupe d’États et qu’elles laissent indifférents la grande majorité d’entre eux. La Russie n’est pas totalement isolée et elle conserve de puissants alliés dans le monde. Depuis le début de l’agression armée de l’Ukraine, les violations des droits de l’homme se sont accrues. La répression des opposants politiques a gagné en intensité. La liberté éditoriale n’est plus garantie. Les protestations diplomatiques d’aujourd’hui n’auront pas plus d’effet que la contrainte du droit international hier. Officiellement, la Russie nie toute violation des droits de l’homme. Elle conteste la véracité des informations diffusées en Occident sur sa situation. Et son droit de veto lui assure un solide pouvoir de nuisance au sein de l’Organisation des Nations Unies. Le spectacle d’une réélection triomphale de Vladimir Poutine n’augure aucun changement. D’autant que la Russie n’est pas partie au statut de Rome et qu’elle ne reconnaît pas les mandats d’arrêt émis par la Cour pénale internationale.