Par Sabrina Lavric, Maitre de conférences en droit privé et sciences criminelles, Université de la Nouvelle Calédonie

D’abord, le contexte : pourquoi une plainte pour diffamation ?

La plainte de l’ex-patron du football français doit d’abord être replacée dans son contexte. En septembre 2022, le magazine So Foot publiait une enquête qui révélait des dysfonctionnements internes au sein de la Fédération française de football (FFF), à la suite de laquelle la ministre des sports lançait un audit sur la gestion de la fédération. Le 15 février suivant, l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) remettait son rapport définitif dans lequel elle dénonçait des « dérives de comportement (…) incompatibles avec l’exercice » des fonctions de président de la fédération sportive et concluait que Noël Le Graët « ne dispos[ait] plus de la légitimité nécessaire pour administrer et représenter le football français » (Le Monde, 16 févr. 2023). Quelques heures après son départ, l’avocat de Noël Le Graët annonçait déposer une plainte contre la ministre des sports, reprochant à cette dernière d’avoir « menti » sur ce rapport et soulignant également une différence entre la synthèse du document publiée le 15 février 2023, qui mentionnait des « paroles » et des SMS, « des propos ou des écrits ambigus pour certains et à caractère clairement sexuel pour d’autres », et son intégralité (Le Monde, 14 mars 2024).

Juridiquement, la plainte est fondée sur la qualification de diffamation publique envers un particulier. La diffamation est définie par la loi sur la liberté de la presse (L. du 29 juill. 1881) comme « Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé » (art. 29, al. 1er). La diffamation alléguée est publique dès lors qu’elle concernerait des propos soit tenus publiquement par la ministre soit publiés dans la synthèse du rapport de l’IGESR.

Pour être constituée, la diffamation suppose, dans sa matérialité, la réunion de quatre éléments – une allégation ou une imputation ; sur un fait déterminé ; une atteinte à l’honneur ou à la considération ; une personne ou un corps identifié – auxquels s’ajoute la condition de publicité. L’allégation consiste à reprendre, répéter ou reproduire des propos ou des écrits attribués à un tiers contenant des imputations diffamatoires, tandis que l’imputation s’entend de l’affirmation personnelle d’un fait dont on endosse la responsabilité. L’une ou l’autre doit porter sur un fait déterminé, c’est-à-dire suffisamment précis et susceptible d’être prouvé, et porter atteinte soit à l’honneur (toucher à l’intimité d’une personne en lui imputant un comportement moralement inadmissible) soit à la considération (toucher à la réputation d’une personne, troubler sa position sociale ou professionnelle). Enfin, elle doit viser une personne dont l’identification est rendue possible par les termes employés. La diffamation est intentionnelle, dans le sens où l’auteur des propos doit avoir l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne visée ; la preuve de cette intention est cependant présumée (déduite des propos eux-mêmes).

La diffamation publique envers un particulier constitue un délit faisant encourir une amende de 12.000 euros (art. 32, al. 1er, L. du 29 juill. 1881). L’exercice des poursuites nécessite une plainte préalable de la victime (art. 48, 6°) et le délai pour les déclencher est particulièrement court : 3 mois à compter du jour où l’infraction a été commise (art. 65).

Ensuite, le traitement de la plainte : pourquoi une instruction devant la Cour de justice de la République ?

D’ordinaire, les plaintes pour diffamation sont instruites et jugées par les juridictions de droit commun (juridictions d’instruction le cas échéant, et tribunal correctionnel pour le jugement, s’agissant d’un délit). Dans cette affaire, c’est à la Cour de Justice de la République (CJR) qu’a été adressée la plainte qui, bien qu’émanant d’un particulier, visait un ministre en exercice.

La CJR est une juridiction pénale d’exception, composée de 15 membres (12 parlementaires et 3 magistrats de la Cour de cassation), compétente pour juger les crimes et les délits commis par les membres du gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions (y compris les délits de presse, Cass., ass. plén., 23 déc. 1999, n° 99-86.298). Son parquet (organe de poursuite) est emprunté à la Cour de cassation en la personne de son procureur général (d’où le communiqué de Rémi Heitz dans ce dossier), d’un premier avocat général et de deux avocats généraux.

Pour éviter les plaintes intempestives, une commission des requêtes (composée de membres de la Cour de cassation, du Conseil d’État et de la Cour des comptes) est chargée de recevoir les plaintes des particuliers et d’apprécier la suite à leur donner (art. 14, L. org. du 23 nov. 1993). Celle-ci peut, dès ce stade, décider de classer une plainte insuffisamment motivée ou justifiée. C’est ce qu’il était advenu de la plainte en diffamation déposée par Dieudonné contre Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur (Le Monde, 14 mars 2024).

Lorsque l’action publique est mise en mouvement, une commission d’instruction, exclusivement composée de magistrats du siège de la Cour de cassation, est chargée d’instruire le dossier, c’est-à-dire de procéder à tous les actes utiles à la manifestation de la vérité selon les règles édictées par le Code de procédure pénale (art. 18, L. org. du 23 nov. 1993). C’est dans ce cadre que la mise en examen d’Amélie Oudéa-Castéra a été décidée, étant précisé que cette procédure – qui octroie un statut, celui de mis en examen – est mise en œuvre lorsqu’il existe « des indices graves ou concordants rendant vraisemblable que [les personnes mises en cause] aient pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont il est saisi » (art. 80-1, C. pr. pén.).

Et la suite : un renvoi devant la Cour de justice de la République ?

La mise en examen ne signifie pas (encore) le renvoi de la ministre devant la Cour de justice de la République. En effet, ce n’est que lorsque l’information lui paraîtra terminée que la commission d’instruction pourra soit décider d’un non-lieu soit, au contraire, ordonner un renvoi de l’affaire « si elle estime que les faits reprochés au(x) membre(s) du gouvernement constituent un crime ou un délit » (art. 23, L. org. du 23 nov. 1993).

Si la ministre devait être jugée, elle pourrait, à l’audience – laquelle obéit aux règles fixées par le code de procédure pénale concernant les débats en matière correctionnelle (art. 26, L. org. du 23 nov. 1993) – faire valoir différents moyens de défense. Non seulement le défaut de caractérisation de l’infraction poursuivie (ndlr : les propos précis poursuivis ne sont pas connus, l’information étant couverte par le secret) au regard des éléments constitutifs que nous avons rappelés, mais encore des faits justificatifs propres à la diffamation, notamment l’excuse de bonne foi (qui suppose un but légitime, l’absence d’animosité personnelle, la prudence dans l’expression et une base factuelle suffisante).

Pour obtenir réparation du préjudice subi du fait de l’atteinte portée à son honneur et à sa réputation, Noël Le Graët devra, si la CJR était amenée à retenir la culpabilité de la ministre, se tourner vers les juridictions civiles, puisqu’« aucune constitution de partie civile n’est recevable devant la Cour de justice de la République » et que « les actions en réparation de dommages ayant résulté de crimes et délits poursuivis devant la Cour de justice de la République ne peuvent être portées que devant les juridictions de droit commun » (art. 13, al. 2 et 3, L. org. du 23 nov. 1993).