Par Vincent Delbos, Magistrat honoraire, Chargé d’enseignement à Sciences Po Paris, co-auteur du rapport des Inspections générales « Une justice pour l’environnement »

Ordonnances de gels des avoirs pour des détournements de fonds agricoles de l’UE, saisies de volumes impressionnants de tissus importés illégalement, fraudes à la TVA à grande échelle pour la commercialisation d’huiles lubrifiantes pour voitures et camions, des millions d’euros détournés de la facilité pour la reprise et la résilience du Nextgenfund dont l’un des objectifs est de  favoriser la préparation des États membres aux défis posés par les transitions écologique et numérique… La lecture de quelques-unes des communications du Bureau du Procureur européen est édifiante. Derrière cette façade, conforme à ses attributions, viennent en réalité se nicher des questions de carbone, de pollutions et autres atteintes à la biodiversité. Comme une sorte de Monsieur Jourdain, le Procureur européen ferait-il de l’investigation environnementale sans le savoir ?

En 2020, Mireille Delmas Marty, inventrice dès 1997 du Parquet européen, envisageait l’extension de ses pouvoirs aux infractions environnementales les plus graves. Le moment parait venu. Le 27 mars dernier, la Commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale a adopté la proposition de résolution européenne, présentée Naima Moutchou, vice-présidente de l’Assemblée nationale, qui vise à étendre les compétences du Parquet européen aux infractions à l’environnement. Cette proposition de résolution s’inscrit dans le droit fil de suggestions antérieures, en 2019 dans le rapport des Inspections générales, comme en 2022 dans les conclusions du groupe de travail présidé par François Molins, alors procureur général de la Cour de cassation. Elle vient poser une brique de plus dans la construction d’une organisation judiciaire dédiée à la prévention, la sanction et la réparation des atteintes à l’environnement. Mais pourquoi étendre cette compétence et comment lui donner efficience et impact ?

Face aux menaces existentielles nées de la crise écologique, un accroissement indispensable des compétences du Procureur européen

Le règlement 2017/1939 du Conseil, portant création du Parquet européen, prévoit que celui-ci est « chargé de rechercher, de poursuivre et de renvoyer en jugement les auteurs et complices d’infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union ». En peu d’années, il a acquis dans son domaine d’action une capacité d’intervention indiscutable. Son rôle, cependant, peut sembler étriqué au regard de la place prise par les enjeux écologiques. Comme l’indique la loi européenne climat, nous sommes « face à une menace existentielle ». Les arguments qui plaident en faveur sont nombreux. Ils tiennent d’abord, à droit constant, aux volumes financiers des politiques environnementales de l’UE générées par le Green Deal et le plan Nextgenfund : plus de 600 milliards d’euros, en plus des fonds structurels. Cette seule indication pourrait suffire : le Procureur européen ne doit-il pas veiller aux intérêts financiers de l’Union ? Corruption et mauvaises gouvernances sont au cœur de son action. Ce sont aussi des contributeurs majeurs de la dégradation de l’environnement. Ainsi le Basel Institute montre l’ampleur de la Green corruption dans la gestion et le commerce des déchets et l’urgence à traiter judiciairement de ces affaires. C’est cet angle que le Parlement européen a choisi pour lancer un appel à étendre son périmètre.

La transposition de l’importante directive « Protection de l’environnement par le droit pénal » donnerait par ailleurs tout son sens à cette extension. Comment concevoir l’harmonisation entre les États-membres des qualifications de certaines infractions comme le rehaussement des pénalités encourues et la création d’une infraction dite qualifiée, équivalente à un écocide, sans une organisation judiciaire exigeante pour la rendre effective ? Le droit pénal de l’environnement doit sortir d’une collection d’injonctions inappliquées.  

Doter le parquet européen de cette compétence, c’est, par l’indépendance de ses membres, comme par la géographie de ses interventions, poser le socle d’une véritable stratégie judiciaire européenne de protection de l’environnement. Avec les perspectives d’élargissement vers les Balkans, la Moldavie et l’Ukraine, cela fait sens.

S’y ajoute enfin un sujet de légitimité démocratique, en direction des citoyens et citoyennes de l’UE, quand ceux-ci se tournent en nombre vers les systèmes de justice pour faire valoir leur droit à un environnement sain et durable. Le parquet européen vert deviendrait alors promoteur d’un ordre public environnemental européen.

Étendre comment ? Des instruments novateurs pour agir.

Si l’extension de cette compétence est légitime, comment la mettre en œuvre ? En droit, différentes options existent. Une modification des domaines de criminalité évoqués à l’article 83 par.1 du Traité de Fonctionnement de l’UE donnerait une base légale incontestable en ajoutant, à la liste du second paragraphe de cet article, les infractions environnementales. Il suffirait d’une décision du Conseil. La transposition de cette nouvelle infraction dite qualifiée, inscrite dans la directive sur la protection de l’environnement par le droit pénal, pourrait constituer une balise utile. En donnant une compétence d’attribution au Procureur européen pour engager les poursuites pour les infractions prévues par la directive protection de l’environnement par le droit pénal, il y aurait une indéniable cohérence de stratégie judiciaire commune.

Cette assise juridique acquise, il serait nécessaire de donner au Procureur européen une boite à outils opérationnelle. Deux suggestions méritent débat. Si le bureau du Procureur européen et les procureurs délégués dans les États-membres étaient autorisés à s’impliquer dans des modes alternatifs de règlement des contentieux, inspirés des principes de la justice restaurative, il y gagnerait en impact et en visibilité. Ainsi, on pourrait concevoir d’instituer à l’échelle de l’Union européenne, des accords européens de poursuites environnementales différées inspirés du deffered prosecution agreement anglo-saxon ou de la Convention judiciaire d’intérêt public environnemental de l’article 41-1-3 du code de procédure pénale. En opportunité, il serait nécessaire d’y apporter une dose de contradictoire pour donner place à la société civile et un plein office au juge. Une telle proposition circule, portée par des ONG.

Pourquoi par ailleurs, ne pas équiper le Procureur Européen d’une capacité d’intervention dans l’urgence, afin de prévenir la réalisation d’un dommage irréversible ? Se pose alors la question du juge compétent pour examiner ces procédures. Elle pourrait être résolue en définissant des juridictions spécialement désignées dans chaque État-membre, ayant pour ministère public les Procureurs délégués. Cela impliquerait de dégager des ressources humaines supplémentaires, en recrutement et en formation. En France par exemple, quelques-uns des pôles régionaux environnementaux pourraient être retenus à cet effet. 

La route est escarpée pour arriver au port. La proposition de résolution est cruciale par l’urgence qui s’impose. Son adoption donnera un cap aux Institutions issues des élections du 9 juin prochain : ce n’est pas rien que la représentation nationale d’un État fondateur de l’Union européenne indique une direction claire à suivre.  Le tempo est bien choisi même si la voie pour aboutir n’est pas simple : ne faudrait-il pas mettre à profit cette latence pour approfondir la connaissance des phénomènes criminels environnementaux, par la construction d’un observatoire européen des politiques pénales environnementales, dans un partage des ressources aujourd’hui fragmentées ? Pas à pas, c’est l’architecture d’un écosystème de protection judiciaire du vivant se dessine. Quand l’État de droit se fissure dangereusement et les perspectives environnementales s’effondrent, donner un éclair d’espoir est bienvenu.