Par Claude Blumann, Professeur émérite de droit public de l’Université Paris Panthéon-Assas, co-fondateur de l’Annuaire de droit de l’union européenne.

Participation au Conseil européen

Le traité de Maastricht prévoyait que le Conseil européen réunissait les chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats membres, assistés par les ministres des affaires étrangères. En résultait – et ceci reste vrai aujourd’hui – le libre choix Etats membres sur le haut dirigeant chargé de les représenter. Dans la très grande majorité d’entre eux, le régime parlementaire règne en maître, et c’est donc le Premier ministre qui siège au Conseil européen. En définitive, seules la France, la Lituanie et Chypre envoient le Président de la République au sommet européen. Autre enseignement important : les ministres des affaires étrangères siégeaient de plein droit au Conseil européen. Cette règle a permis de résoudre le casse-tête que représentait l’hypothèse de la cohabitation. D’un commun accord, les Etats membres ont accepté que le Premier ministre français prenne la place du ministre des affaires étrangères.   

Il n’est pas certain que cette formule de cohabitation « heureuse » puisse subsister à l’avenir car le traité de Lisbonne a changé la donne en limitant la composition du Conseil européen aux seuls chefs d’Etat ou de gouvernement. Certes, les ministres ne sont pas totalement exclus car, « lorsque l’ordre du jour l’exige, les membres du Conseil européen peuvent décider d’être assistés chacun par un ministre… ». Ainsi la solution de fortune trouvée pour les précédents épisodes de cohabitation pourrait être reconduite, mais dans des conditions beaucoup moins satisfaisantes pour le Premier ministre.  

Il reste que rien, dans les textes nationaux ou européens, ne justifie un quelconque monopole du Président de la République. Certes, la constitution de 1958 lui reconnaît un rôle majeur pour ce qui a trait aux relations extérieures, notamment dans la négociation et la ratification des traités internationaux (art. 52-53) ou bien dans l’exercice du droit de légation actif ou passif (art. 14), mais une place résiduelle non négligeable appartient au Premier Ministre notamment pour les accords internationaux non soumis à ratification (art. 52-53). De plus, il convient de rappeler que, selon l’article 20, le « gouvernement détermine et conduit la politique de la nation », disposition qui, en période cohabitation retrouve toute sa raison d’être. Dans l’hypothèse d’un affaiblissement politique profond et durable du Président de la République, le Premier ministre pourrait prendre le dessus et exiger sa seule présence au Conseil européen.  

« Nominations » au sein de la Commission

Aujourd’hui, les débats se cristallisent autour de la nomination de la future Commission. Depuis le traité de Lisbonne, son Président est élu par le Parlement européen. Mais  il appartient au Conseil européen, au vu des élections au Parlement européen, de proposer à la majorité qualifiée un candidat au Parlement européen. A ce stade fait rage la dispute autour des Spitzenkandidaten, théorie selon laquelle le Conseil européen devrait proposer le chef de file du parti arrivé en tête du scrutin. En 2019, cette théorie aurait permis à Manfred Weber d’obtenir le poste, mais le Président Macron s’y est fortement opposé, ce qui a conduit au choix d’Ursula Von Der Leyen. Point de tel débat en 2024 puisque la présidente sortante a sollicité son renouvellement, avec l’appui du PPE arrivé en tête des récentes élections européennes. Le problème de la cohabitation a pu également être occulté car le calendrier européen de la fin du mois de juin a permis au Conseil européen dans sa configuration actuelle de proposer au titre des « top jobs » la reconduction de Madame Von Der Leyen, ce qui ne préjuge d’ailleurs pas de sa réélection par le Parlement européen le 17 juillet prochain.   

Plus intéressante, donc, la question de la désignation du futur commissaire français. Selon l’article 17 § 7 TUE, le choix des commissaires relève d’un commun accord du Conseil et du Président élu de la Commission. A cette fin, les Etats membres présentent simplement des « suggestions ».  Malgré tout, ils continuent à vouloir tirer les marrons du feu en exigeant, comme l’Italie, un poste important. Traditionnellement, c’est le Président de la République qui choisit le futur commissaire français. Mais en cas de cohabitation, cette pratique devrait s’effacer car c’est le Conseil qui établit avec le président élu la liste des futurs commissaires. Or, le Conseil « est composé d’un représentant de chaque Etat membre au niveau ministériel ». Autrement dit, c’est au sein du gouvernement et donc principalement à l’initiative du Premier ministre que s’opérerait le choix du candidat français.

Fonctionnement du Conseil

A ce stade, le gouvernement prend résolument le pas sur le Président de la République. Ce sont en effet les ministres qui siègent au sein du Conseil de  l’Union européenne. Il y a une véritable rotation des ministres à Bruxelles en fonction de la nature des questions. Une certaine priorité politique doit certes être reconnue au Conseil dit « affaires générales » où siègent en principe les ministres en charge des affaires étrangères ou des affaires européennes, mais juridiquement toutes les formations du Conseil se trouvent sur un pied d’égalité. Le poids du gouvernement et notamment du Premier Ministre se voit d’ailleurs renforcé en raison de l’existence du SGAE (Secrétariat général des affaires européennes). Cet organisme, placé sous l’autorité directe du Premier ministre, joue un rôle fondamental pour tout ce qui a trait à la détermination des positions officielles de la France dans les instances européennes. C’est lui notamment qui adresse aux fonctionnaires français en poste à Bruxelles les instructions du gouvernement sur les décisions à prendre et sur les votes.

Le Président de la République pourrait cependant retrouver un peu d’oxygène grâce à  la représentation permanente  de la France auprès de l’Union européenne. Les chefs de ces missions, qui ont en France  le rang d’ambassadeur, se regroupent pour former  le  Comité des représentants permanents (COREPER), organisme chargé de préparer les travaux du Conseil. Or, selon l’article 14 de la Constitution, le Président de la République accrédite les ambassadeurs et envoyés extraordinaires. Mais cette prérogative nécessite le contreseing ministériel, ce qui, en cas de cohabitation, suppose en réalité un partage du pouvoir de décision…