Par Olivier Beaud – Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas – Directeur-adjoint de l’Institut Michel Villey

Une telle interdiction est présentée par les membres de La France Insoumise comme une insupportable atteinte à la liberté d’expression et « une forme de censure ».  Que dit le droit en la matière ?

L’annulation d’une réunion de ce type à l’université n’est pas une nouveauté et l’on pourrait citer aisément d’autres précédents. Elle illustre, en l’occurrence, le conflit récurrent qui peut survenir entre une liberté revendiquée par les partisans de cette réunion, la liberté d’expression ou la liberté de réunion, et d’un autre côté, la protection de l’ordre public. Le président de l’Université de Lille détient, comme tout président d’université, le pouvoir de police à l’intérieur de l’établissement. Il en a fait usage dans ce cas d’espèce. Après avoir rappelé « l’évolution inquiétante » et récente du contexte international (l’attaque de l’Iran contre Israël des 13 et 14 avril) et ses éventuelles répercussions sur le territoire national et local, le président a estimé que l’Université était « garante de la cohésion de sa communauté et de ses publics, ainsi que de la sécurité des personnes et des biens, » et a considéré, en conséquence, que « les conditions (n’étaient) plus réunies pour garantir la sérénité des débats. » 

Même si la formulation des motifs de cette interdiction peut être contestée, il est indéniable qu’un risque existait de véritables troubles à l’ordre public rendus possibles non seulement en raison du contexte politique, mais aussi des deux personnalités politiques invitées, au profil très clivant, et de l’association étudiante en question, « «Libre Palestine», dont le logo, représentant une carte figurant la Cisjordanie, Gaza et Israël sur un même territoire de façon sciemment indistincte, témoignait d’une hostilité manifeste à l’État d’Israël. Il aurait été intéressant de savoir ce que le juge des référés aurait pensé d’une telle mesure d’interdiction. Il est toutefois curieux de constater que ni les organisateurs de cette réunion, ni les dirigeants de LFI n’ont jugé bon d’agir ici en référé-liberté (voir infra II) alors que ces derniers n’ont depuis lors cessé de protester de façon véhémente contre cette interdiction et la violation des libertés qu’elle constituerait : tout se passe comme si, finalement, ces évènements leur apparaissaient constituer une bonne opération politique à leur profit.

Y a-t-il des précédents utiles pour comprendre une telle affaire ?

Il y en a plusieurs, car ce n’est pas la première fois que des réunions politiques concernant le conflit entre Israël et les Palestiniens sont interdites en France dans des établissements d’enseignement supérieur. Ainsi, deux interdictions eurent lieu en mars 2011 lorsque se déroula à Paris une semaine dite « anti-apartheid » dirigée contre Israël. Une première réunion fut interdite à l’Université de Saint-Denis et une seconde à l’École normale supérieure alors que devait s’y exprimer Stéphane Hessel. Si le juge des référés du Conseil d’Etat  (7 mars 2011) a reconnu que les libertés d’expression et de réunion des usagers du service public (les associations étudiantes) étaient bien des « libertés fondamentales » (au sens du référé liberté), il avait néanmoins considéré qu’il n’y avait pas eu de violation de ces libertés car l’École normale avait proposé des solutions alternatives, et notamment une journée d’information sur la question d’Israël.  Mais surtout, le même juge a indiqué que les dirigeants des établissements de l’enseignement supérieur devaient non seulement concilier libertés et ordre public, mais aussi « assurer l’indépendance de l’école de toute emprise politique ou idéologique » et faire respecter « l’indépendance intellectuelle et scientifique de l’établissement, dans une perspective d’expression du pluralisme des opinions ».

Selon nous, cet argument du principe de neutralité du service public de l’enseignement supérieur, dont le corollaire est la garantie du pluralisme politique, aurait donné un fondement juridique bien plus solide à l’interdiction que le recours à la notion très élastique de la protection de l’ordre public. Cela aurait eu l’avantage aussi de contribuer à une réflexion sur ce qu’est une Université ou ce qu’elle devrait être.

Y a-t-il une spécificité de cette interdiction tenant au fait qu’une telle réunion devait se tenir à l’Université ? Ne pourrait-on invoquer ici la liberté académique plutôt que la liberté d’expression ?

La tenue d’une réunion du type de celle prévue à Lille est souvent justifiée par l’article L-811-1 du code de l’éducation aux termes duquel les étudiants de l’enseignement supérieur « disposent de la liberté  d’information et d’expression à l’égard des problèmes  politiques, économiques et sociaux. Ils exercent cette liberté à titre individuel ou collectif, dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d’enseignement et de recherche, et qui ne troublent pas l’ordre public. »   On pourrait considérer qu’une telle liberté constitue une illustration de la liberté académique des étudiants, alors que celle-ci est presque toujours analysée à partir de la liberté académique des enseignants.

Il est pourtant douteux, selon nous, de faire rentrer l’organisation de ce type de réunion politique, très militante tant en raison de la puissance invitante que des personnalités invitées, dans le cadre de l’exercice de la liberté académique des étudiants. C’est à sa manière un peu ce que le communiqué de l’Université de Lille entend dire lorsque, à la fin de son texte, il rappelle que « l’Université française a été fondée comme un lieu de recherche libre sur le passé et le présent des sociétés humaines » et qu’elle entend « défendre les valeurs de la science, du débat intellectuel et de l’écoute, loin des caricatures et des idées reçues. » Il est évident que cette association d’étudiants n’entendait pas agir dans ce cadre en invitant le seul leader de la France insoumise accompagné de sa disciple politique. La liberté académique n’est donc pas concernée par ce genre d’affaires politico-universitaires qui se multiplient aussi bien en France qu’à l’étranger.