Par Thomas Hochmann, Professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre (Centre de Théorie et Analyse du Droit).

On entend beaucoup parler d’une « période de réserve électorale » que devraient observer les agents publics. De quoi s’agit-il ?

Une véritable période de réserve électorale existe pour tout le monde à l’issue de la campagne, c’est-à-dire à partir de la veille du scrutin. À compter de zéro heure, samedi 29 juin, il sera interdit de tenir une réunion électorale ou encore de diffuser des messages de propagande électorale (article L49 du Code électoral).

Mais au-delà, avant chaque élection, le gouvernement affirme que la « tradition républicaine » impose aux agents publics une « période de réserve électorale » durant laquelle ils doivent « s’abstenir de participer à toute manifestation ou cérémonie publique de nature à présenter un caractère électoral ».

Ces formules sont assez trompeuses. Il n’est par exemple nullement interdit aux agents publics, y compris dans les semaines qui précèdent une élection, de participer à une manifestation. Il s’agit plutôt pour le gouvernement d’appeler les agents publics à ne pas prendre part, dans le cadre de leurs fonctions, à des évènements de nature électorale, afin de ne pas donner l’impression que l’Administration soutient un candidat. Il s’agit donc d’une mesure très limitée, qui s’explique par la volonté de « préserver la nécessaire neutralité politique de l’autorité administrative en période électorale et l’impartialité des agents ». De manière plus générale, les règles applicables sont les mêmes qu’en temps habituel : les agents sont soumis à des obligations limitées de réserve et de neutralité.

Que recouvrent précisément ces obligations de réserve et de neutralité ?

Dans l’exercice de ses fonctions, l’agent public est tenu à une obligation de neutralité (article 121-2 du Code de la fonction publique). Il lui est donc notamment interdit d’exprimer ses opinions politiques. Mais en dehors de ses fonctions, l’agent public bénéficie de la liberté d’expression. Il peut prendre part à la campagne, manifester et critiquer ou soutenir un candidat. Il est simplement soumis à une obligation de réserve, ce qui signifie qu’il doit observer une certaine retenue dans l’expression de ses opinions. Cette limitation est plus ou moins prononcée en fonction de la nature et du niveau hiérarchique des fonctions de l’agent.

Il s’agit notamment, avec cette obligation de réserve, de préserver l’apparence de neutralité de l’Administration. En période électorale, cela se traduit par le souci de montrer que l’Administration n’est pas au service d’un candidat ou d’un parti. Il n’est ainsi pas permis d’utiliser les moyens de l’Administration pour faire campagne. L’article L52-1 du Code électoral interdit en ce sens, pendant la période pré-électorale, de se livrer à la « promotion publicitaire des réalisations ou de la gestion d’une collectivité ». La nouvelle piscine, construite grâce au budget communal, ne doit pas être un argument de campagne pour le maire sortant. De même, le président de la République ou un membre du Gouvernement ne doit pas utiliser les moyens de l’État pour faire campagne.

Cette obligation de neutralité connaît-elle des limites ?

Ce principe soulève d’abord d’évidentes difficultés d’application. La période actuelle, où les ministres sont fortement engagés dans la campagne, le montre bien. Il n’est pas toujours évident de distinguer, comme le suggérait le Secrétariat Général du Gouvernement  en vue des élections de 2022, « entre ce qui relèverait de la communication destinée à expliquer et à accompagner l’action publique, qui reste nécessaire et contribue à l’efficacité de cette action, et ce qui relèverait de la propagande électorale ». On affirme habituellement que le ministre peut intervenir dans le débat dès lors qu’il s’exprime en tant que personnalité politique et non pas en tant que membre du gouvernement, mais c’est sans doute un peu artificiellement que l’on distingue ainsi les « deux bouches du Roi ».

Au-delà de cette difficulté pratique, il n’est pas interdit de se demander si la neutralité ne connaît pas une limite plus drastique. À bien y réfléchir, en effet, l’État et les collectivités ne sont pas absolument neutres. L’article 1er de la Constitution énonce que la France est une « République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». Il existe un certain nombre de principes face auxquels « la France », c’est-à-dire les autorités politiques et les services administratifs, ne sont pas neutres. Ainsi, la jurisprudence administrative a jugé que l’apposition sur une mairie d’un drapeau indépendantiste martiniquais violait l’obligation de neutralité, mais qu’il n’en allait pas de même d’une bannière contre l’homophobie. Le ministre de l’Intérieur a rappelé en ce sens que la « période de réserve électorale » ne s’appliquait pas aux journées nationales de commémoration. La victoire contre le nazisme ou l’abolition de l’esclavage ne sont pas des points de vue vis-à-vis desquels il s’agirait de demeurer neutre. De même, les agents publics peuvent prendre la parole pour défendre la démocratie libérale contre ses ennemis. Ce principe de la « démocratie militante » doit être rappelé avec la plus grande clarté dans le contexte actuel. L’obligation de réserve ou de neutralité n’implique pas de rester silencieux lorsque la démocratie libérale est menacée par une extrême droite aux portes du pouvoir.