Par Loïc Cadiet, professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne Paris I, président honoraire de l’Association internationale de droit processuel

Rédaction

Ajoutant judicieusement à l’ordonnance, la circulaire fait, aux juridictions appelées à prononcer des décisions dans les affaires qui leur sont soumises pendant la période d’état d’urgence sanitaire, une ardente invitation à viser, en en-tête de la décision rendue, la décision, selon le cas, du premier président de la cour d’appel ou du président de la juridiction organisant les modalités dérogatoires de l’audience prévues par l’ordonnance n° 2020-304, notamment en ce qui concerne le transfert de compétence (Ord. n° 2020-304, art. 3), le juge unique (Ord. n° 2020-304, art. 5) et la publicité restreinte (Ord. n° 2020-304, art. 6, al. 2).

Référé

En revanche, c’est une disposition à proprement parler extraordinaire, voire extravagante (au sens quasiment scolastique du terme, puisqu’il s’agit de transposer à la procédure civile une règle du procès administratif, prévue à l’article L. 522-3 CJA, ), que l’article 9 de l’ordonnance édicte en cas d’assignation en référé. Pouvoir est en effet donné à la juridiction statuant en référé de : « rejeter la demande avant l’audience », « par ordonnance non contradictoire », ce qui justifiait assurément sa contestation devant le juge des référés du Conseil d’État. La circulaire (CIV/02/20, 26 mars 2020, p. 14) mentionne le président du tribunal judiciaire, le juge des contentieux de la protection, le juge aux affaires familiales, le président du tribunal de commerce, le président du tribunal paritaire des baux ruraux, la formation de référé du conseil des prud’hommes ou encore le premier président de la cour d’appel. Sans doute cette ordonnance n’est pas insusceptible de recours et sans doute ce pouvoir exorbitant n’est conféré au juge que « si la demande est irrecevable ou s’il n’y a pas lieu à référé ».

Mais ces conditions sont d’une légèreté qui confine, si je puis dire, à l’évanescence.

Susceptible de recours ? Mais ce recours, ordinaire, est conçu pour des ordonnances ordinairement contradictoires. Si la demande est irrecevable ou s’il n’y a pas lieu à référé ? Ce n’est pas admissible. Il n’est même pas requis que la demande soit « manifestement » irrecevable ou qu’il n’y ait « manifestement » pas lieu à référé alors que cette condition est requise pour « l’ordonnance de tri » (puisque telle est sa qualification affligeante) du procès administratif (art. L. 522-3 CJA : « Lorsque (…) il apparaît manifeste, au vu de la demande, (…) qu’elle est irrecevable ou qu’elle est mal fondée, le juge des référés peut la rejeter par une ordonnance motivée… ». Rappr. du reste art. 1385 CPC). Faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais ?

Il est tout à fait problématique que le Conseil d’État soit ainsi le juge d’une disposition ordinaire pour lui mais dérogatoire pour le juge judiciaire. Ajoutons que l’ordonnance n° 2020-304 n’a même pas prévu de passerelle vers une audience au fond en cas d’urgence. Or, l’état d’urgence sanitaire ne peut qu’exacerber les situations d’urgence et favoriser le recours aux procédures de référé (V. K. Haeri et B. Javaux, Le recours aux mesures probatoires en état d’urgence sanitaire). Le principe d’interprétation stricte des exceptions devrait donc conduire à permettre l’application, sur ce point, des dispositions des articles 837 CPC (tribunal judiciaire), 873-1 CPC (tribunal de commerce), 896 CPC (tribunal paritaire des baux ruraux) et R. 1455-8 du Code du travail (conseil de prud’hommes).

Notifications

Le relâchement du formalisme procédural, dont l’ordonnance fournit d’autres exemples (V. déjà Ord. n° 2020-304, art. 4, 6, 7 et 8) et qui facilite le travail du greffe, trouve également à s’appliquer aux « décisions » puisqu’aux termes de l’article 10, « sans préjudice des dispositions relatives à leur notification, les décisions sont portées à la connaissance des parties par tout moyen ». On suppose que ces décisions sont celles du juge et des autres formations de jugement visées par l’ordonnance.

Lorsque les parties sont toutes représentées ou assistées par un avocat, la circulaire (CIV/02/20, 26 mars 2020, p. 14) préconise de porter la décision à leur connaissance par l’intermédiaire de celui-ci, soit par RPVA, soit, lorsque l’utilisation du RPVA n’est pas possible, par courriel sur leur boite électronique professionnelle ou encore, le cas échéant, par dépôt dans leur case à la juridiction. En l’absence d’avocat, on comprend qu’il suffit que les décisions soient notifiées par tout moyen, ce qui inclut lettre simple et courriel, voire même, selon la circulaire, « téléphone sur appel du justiciable » (CIV/02/20, 26 mars 2020, p. 14), mais ce qui n’exclut pas de faire application des dispositions relatives à leur notification : « sans préjudice ». La locution, cependant, ne dit pas assez précisément que cette communication de la décision aux parties ne se substitue pas à l’exigence de notification de la décision, qui demeure indispensable pour faire courir les délais de recours et rendre la décision exécutoire par application des dispositions du droit commun (spéc. CPC, art. 502-503, 528, 680).

Et après ?

Ce n’est pas la première fois que la procédure civile française est confrontée à une situation d’exception, mais cela fait très longtemps qu’elle ne l’avait pas été (V.  J.-C. Farcy, Droit et justice pendant la Première Guerre mondiale. L’exemple de la FranceA. Bancaud, L’épuration judiciaire à la libération : entre légalité et exception).

L’état d’exception ne permet pas tout. S’il justifie des mesures exceptionnelles, ces mesures ne doivent pas être appliquées aveuglément, mais avec discernement, surtout lorsqu’elles résultent d’une simple circulaire parfois élaborée par référence complaisante à des règles venues d’ailleurs. Il faut faire confiance à l’intelligence collective des acteurs locaux du procès, qui ne sont pas des enfants ; il faut inviter premiers présidents de cour d’appel, chefs de juridiction, juges saisis a toujours rechercher, autant qu’il est possible, l’accord des parties, en fait de leurs avocats, y compris par voie de protocoles de crise convenus avec les bâtonniers du ressort. Certains se sont déjà engagés dans cette voie responsable. Chacun peut en effet comprendre, sans que la bonne parole vienne d’en haut, la nécessité de maintenir, pour certains contentieux, la continuité de l’activité des juridictions tout en assurant le respect des consignes de sécurité sanitaire afin d’éviter la propagation de l’épidémie. L’histoire ne s’arrête pas là.

D’une guerre, véritable, à l’autre, métaphorique, les choses vont reprendre leurs cours mais, dans un premier temps, qui peut durer assez longtemps, ce sera un cours chaotique, la catastrophe sanitaire provoquée par le covid-19 ayant affecté une institution judiciaire qui était déjà affaiblie, structurellement, par des années de diète et, conjoncturellement, depuis quelques mois, par un mouvement de grève de grande ampleur à l’initiative des avocats pour la défense de leur système de retraite. Il faudra veiller à ce que tous les maux du système ne soient pas attribués à la seule catastrophe sanitaire, manière de se dédouaner de responsabilités antérieures. Il va falloir relancer la machine tous azimuts, faire revenir dans le circuit normal les affaires qui en étaient sorties, vraisemblablement régler le contentieux, d’attribution, de preuve, de validité, que les dispositifs d’exception vont susciter, réaudiencer les affaires qui avaient été renvoyées à plus tard, sans oublier la nécessité de faire face aux nouvelles et nombreuses demandes en justice qui auront été retenues par les parties et leurs conseils dans l’attente de jours meilleurs (sous réserve des mesures in futurum qui auront été recherchées : V. K. Haeri et B. Javaux, Le recours aux mesures probatoires en état d’urgence sanitaire, préc.), etc. Les rôles des juridictions vont dégorger, les délais de jugement s’allonger considérablement avec ce drôle de paradoxe que ce qui n’était pas urgent le sera devenu.

Les indicateurs de performance et autres statistiques judiciaires vont paraître dérisoires aux yeux du plus grand nombre, voire même constituer une vaste plaisanterie qui émoussera les injonctions des ayatollahs de l’orthodoxie managériale. Plus rien ne sera comme avant a prophétisé le président de la République. Dont acte. Il faudra en effet tirer tous les enseignements de cette terrible période que nous aurons traversée, aussi bien sur le terrain de l’organisation des juridictions, de l’administration de la justice et de gestion des procédures. La question se posera du modèle de justice que nous voulons pour notre pays, un modèle délibérément choisi et non plus décrété par la prétendue force des choses.

 

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