Francesco Martucci, Professeur à l’Université Panthéon-Assas

Le 15 juillet 2020, le Tribunal de l’Union a annulé la décision de 2016 dans laquelle la Commission européenne avait constaté que deux rulings fiscaux accordés par les autorités irlandaises à Apple constituaient des aides d’État illégales et incompatibles. Elle avait en conséquence exigé que l’Irlande récupère auprès d’Apple ces aides pour un montant de 13 milliards d’euros. L’État irlandais et la société Apple ont introduit un recours en annulation à l’encontre de cette décision en contestant la qualification d’aide d’État des rulings. Au terme d’un arrêt particulièrement riche (509 points), le Tribunal estime que la Commission n’a pas établi que les mesures fiscales constituaient un avantage au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE. Pour qu’une aide d’État soit caractérisée au sens de cette disposition, il faut en effet que l’État accorde au moyen de ressources publiques, un avantage à une ou plusieurs entreprises. Défini de manière générale comme l’avantage économique qu’une entreprise n’aurait pas obtenu dans les conditions normales du marché, l’avantage est une condition amplement discutée lorsque la matière fiscale est en cause. Dans sa communication sur la notion d’aide d’État, la Commission a justement consacré des développements sur les rescrits fiscaux (rulings) qu’elle définit comme l’établissement à l’avance de « l’application qui sera faite du régime de droit commun à un cas particulier, compte tenu des faits et des circonstances spécifiques qui lui sont propres ». Lorsque l’octroi d’un rescrit avalise un résultat ne reflétant pas de manière fiable le résultat qui aurait été obtenu en appliquant le régime de droit commun, un avantage sélectif peut être caractérisé. En effet, le bénéficiaire du rescrit s’acquitte d’un impôt moins important (parfois considérablement) par comparaison avec les entreprises se trouvant dans une situation similaire. Afin de procéder à cette comparaison, la Commission applique le principe de pleine concurrence pour apprécier les rescrits accordés à des groupes de société multinationaux.

Le Tribunal censure-t-il les méthodes utilisées par la Commission pour apprécier les rulings ?

L’enjeu est de déterminer si la réduction de la base imposable de l’entreprise dans un État membre constitue un avantage sélectif lorsque la mesure fiscale permet à celle-ci d’utiliser des prix de transfert, dans le cadre d’opérations intragroupes à l’échelle internationale. L’aide d’État est établie à partir du moment où le prix de transfert ne correspond pas « aux prix qui seraient appliqués dans des conditions de libre concurrence entre entreprises indépendantes négociant dans des circonstances comparables dans des conditions de pleine concurrence ». C’est le cas lorsque la méthode de fixation des prix de transfert servant à déterminer le bénéfice imposable d’une entité appartenant à un groupe d’entreprises aboutit à un résultat s’écartant d’une « approximation fiable d’un résultat fondé sur le marché conforme au principe de pleine concurrence ». Dans cette démarche, la Commission se réfère aux principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales. En soi, le Tribunal ne conteste pas le choix de cette méthode. C’est l’application qui en est faite dans le cas d’espèce qui est censurée dans l’arrêt pour trois motifs.

Premièrement, le Tribunal estime que les rulings n’octroient pas un avantage à Apple Sales International (ASI) et à Apple Operations Europe (AOE). Rappelons qu’au sein du groupe Apple, Apple Operations International (filiale à 100 % d’Apple Inc.) détient à 100 % la filiale Apple Operations Europe (AOE), qui à son tour détient à 100 % Apple Sales International (ASI), AOE et ASI étant toutes deux constituées en tant que sociétés de droit irlandais, mais non résidentes fiscales irlandaises. La Commission a commis une erreur en considérant que, dans la mesure où les sièges d’ASI et d’AOE n’avaient pas pu contrôler ni gérer les licences de propriété intellectuelle du groupe Apple, ces sièges n’auraient pas dû se voir attribuer, dans un contexte de pleine concurrence, les bénéfices tirés de l’utilisation de ces licences. En conséquence, est erronée la conclusion selon laquelle ces bénéfices auraient dû être attribués aux succursales d’ASI et d’AOE, les seules qui auraient été en mesure d’exercer effectivement des fonctions en rapport avec la PI du groupe Apple et qui étaient essentielles à l’activité commerciale d’ASI et d’AOE.

Deuxièmement, selon le Tribunal, malgré le caractère lacunaire et parfois incohérent des rulings irlandais, la Commission n’a pas suffisamment démontré que les erreurs méthodologiques de ces rulings ont conduit à une diminution des bénéfices imposables d’ASI et d’AOE en Irlande. Autrement dit, la question n’est pas celle de savoir si les autorités fiscales ont correctement procédé, mais uniquement si un avantage est constitué. Troisièmement, le Tribunal exclut le recours au raisonnement alternatif retenu par la Commission, consistant à dire qu’indépendamment du principe de pleine concurrence, les rulings constituent un avantage sélectif dès lors qu’ils sont la conséquence du pouvoir discrétionnaire exercé par les autorités fiscales.

L’arrêt aura-t-il des conséquences politiques sur la question de la concurrence fiscale en Europe ?

Dans la mesure où l’arrêt ne censure que l’application au cas d’espèce de la méthode retenue par la Commission, la question de sa portée se pose dans un contexte politiquement sensible. L’offensive sur le ruling fiscal avait été lancée par la Commission Juncker et avait abouti à une série de décisions d’aides d’État de la Commission dans les années 2015 et 2016, ouvrant à nouveau le débat sur la concurrence fiscale dommageable. Sur le plan juridique, il n’est pas exclu que la Commission forme un pourvoi à l’encontre de l’arrêt du Tribunal, lequel n’est au demeurant n’est pas pionnier. Le Tribunal avait déjà annulé en 2019 la décision concernant le ruling hollandais en faveur de Starbucks (T-760/15 et T-636/16) alors qu’il avait rejeté le recours formé à l’encontre de la décision relative au ruling luxembourgeois au bénéfice de Fiat Chrysler (T-755/15 et T-759/15). Le second arrêt a fait l’objet d’un pourvoi de sorte qu’une jurisprudence de la Cour de justice sur les rulings est attendue. On peut d’ores et déjà anticiper le rejet de l’argument avancé par les États consistant à contester l’ingérence de la Commission dans leur compétence fiscale. De jurisprudence constante, si la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, ceux-ci sont néanmoins tenus de respecter le traité. En conséquence, l’autonomie, voire la souveraineté, fiscale ne saurait en aucun cas justifier une violation des règles relatives aux États membres. Sur le plan politique, il s’agit de savoir dans quelle mesure, à défaut d’une harmonisation de la fiscalité des sociétés, le marché intérieur peut catalyser ou devrait freiner une concurrence fiscale entre États membres. L’Union dispose d’une compétence pour harmoniser la fiscalité directe dont l’exercice est entravé par l’unanimité requise au Conseil.

Après le Brexit, les rapports de force entre États membres se redessinent dans le contexte plus fondamental du plan de relance. Coïncidence de calendrier particulièrement significative, le 15 juillet 2020, la Commission a présenté son paquet en faveur d’une fiscalité équitable et simplifiée. Fort de 25 initiatives, ce paquet vise davantage à améliorer les fiscalités nationales qu’à promouvoir une fiscalité harmonisée de l’Union. Malgré ses ambitions fédérales, le plan de relance demeure grippé par un budget européen trop frugal. C’est donc aux États membres de financer la relance par leurs recettes fiscales. Et loin de supplanter les États membres, l’Union a vocation à les renforcer dans l’exercice de leurs fonctions essentielles. C’est là l’une des leçons de la crise de la Covid-19 pour la construction européenne.

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