Par Kamalia Mehtiyeva, Professeur de droit à l’Université Paris-Est Créteil

Tags, menaces, alertes à la bombe… Les actes antisémites se multiplient ces dernières semaines dans la capitale et des étoiles de David ont été découvertes sur plusieurs habitations. La France a très vite dénoncé une campagne d’ingérence numérique russe. Pourquoi ? 

En ce qui concerne les faits à l’origine de cette affaire, il s’agit de la diffusion de quelques photos montrant des étoiles de David taguées sur des murs à Paris. Le Quai d’Orsay a publiquement condamné l’implication du réseau russe Recent Reliable News (également connu sous le nom Doppelgänger) dans la diffusion sur les réseaux des photos de ces tags, amplifiant ainsi l’effet de cet événement. 

Il faut bien sûr distinguer deux événements qui correspondent à deux infractions différentes : le fait originel constitué par des tags représentant des étoiles de David et la diffusion massive de ces photos sur les réseaux sociaux. Parce que le fait d’origine existe et n’est pas une fiction, il ne peut s’agir de fake news à proprement parler. Dès lors, se pose la question de la qualification de ce fait. 

Pour condamner ce phénomène, il est devenu assez commun d’employer le terme d’ingérence numérique. Cependant, si l’on est bien dans une action numérique, s’agit-il pour autant d’une ingérence ? Le terme « ingérence » a été notamment employé lorsque les États-Unis ont dénoncé l’ingérence russe dans la campagne américaine de 2016. Il faut noter néanmoins que le rapport du procureur Mueller se référait alors explicitement à une tentative d’intrusion dans l’infrastructure des systèmes de vote électronique des États-Unis et de la diffusion au grand public de courriels compromettants du Parti démocrate obtenus à la suite de ce piratage informatique. 

Dans l’affaire qui nous intéresse aujourd’hui, il s’agit de la diffusion des photographies prises dans les rues de Paris et donc des informations disponibles au public, sans qu’il y ait un besoin de pirater un système afin d’accéder à ces informations. Le premier défi face à la montée en puissance de ce phénomène serait donc sa qualification juridique. 

Le droit français fournit-il une piste pour appréhender l’ingérence numérique ? 

Le droit français a en effet connu quelques avancées sur le sujet. Le gouvernement a notamment adopté un décret du 13 juillet 2021 mettant en place un service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (VIGINUM). Ce service est rattaché au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et a pour mission de détecter et de caractériser les campagnes de manipulation de l’information en ligne qui visent à nuire aux intérêts fondamentaux de la France. 

Pour exercer cette mission, le gouvernement a spécifiquement autorisé le service VIGINUM à collecter de façon automatisée les données à caractère personnel sur les plateformes en ligne, afin de détecter ce que l’on appelle des « phénomènes inauthentiques ». Il s’agit notamment des comptes suspects, des contenus malveillants ou encore des comportements anormaux. Si les moyens donnés à ce service permettent de déceler des phénomènes inauthentiques, encore faut-il donner la suite appropriée à cette enquête. 

Existe-t-il des sanctions contre ce phénomène ? 

C’est justement sous le prisme de la sanction que le droit appréhende l’ingérence numérique. Au niveau européen, le Conseil de l’Union européenne peut prendre des sanctions sur le fondement de l’article 29 du Traité sur l’Union européenne à l’encontre de gouvernements de pays tiers. Ces sanctions incluent notamment les sanctions diplomatiques comme l’expulsion de diplomates, la suspension de la coopération bilatérale ou multilatérale avec l’UE, voire la suspension des visites officielles, en plus de l’arsenal des sanctions économiques, comme l’embargo, les mesures restrictives telles que le gel des fonds et des ressources économiques détenus ou contrôlés par des personnes ciblées. La Commission spéciale du Parlement européen sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne s’est également saisie de la question. Par ailleurs, la Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères a récemment préparé son rapport pour analyser le phénomène. 

Au niveau national, un projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique est en cours d’examen devant le Sénat depuis le 27 juin 2023 pour renforcer la protection des citoyens dans l’environnement numérique. Ce projet de loi vise notamment à protéger des citoyens contre les vecteurs de propagande étrangère manifestement destinés à la désinformation et à l’ingérence. Il faudra attendre la loi lorsqu’elle sera adoptée pour évoquer le sujet. 

À ce stade, on ne peut que souligner l’importance de définir le phénomène que l’on cherche à saisir et punir : l’ingérence est-elle le moyen ou le résultat ? Le projet de loi fait référence aux vecteurs de propagande destinés à l’ingérence, ce qui ne nécessite pas forcément l’intrusion dans le système, telle que la cyber-attaque par exemple. On appréhende alors le phénomène par son résultat, qui est une atteinte potentielle aux intérêts fondamentaux de la Nation, l’immixtion dans les affaires intérieures d’autres États s’inscrivant dans une logique de subversion et de déstabilisation. 

Ces objectifs peuvent être atteints par les moyens traditionnels, comme l’espionnage, ou de manière plus novatrice, par les cyber-attaques, ou encore par une ingérence informationnelle, qu’il s’agisse de désinformation ou de manipulation de l’information, comme dans la présente affaire, consistant à diffuser des contenus de façon artificielle ou automatisée, massive et délibérée. Le contenu exact de l’information diffusée importerait alors peu, tout comme le caractère public de l’information diffusée, dans la mesure où l’ingérence pourrait être caractérisée dès lors qu’il s’agit de manipuler une information véridique et disponible publiquement. 

Quelle est l’approche du Quai d’Orsay ?

Le Quai d’Orsay a affirmé que l’on pouvait relier cette diffusion massive sur les réseaux au réseau russe avec un haut degré de confiance, ce qui met en exergue, en plus de la question de la qualification des faits, les difficultés relatives à la preuve du phénomène et à l’imputabilité à la souveraineté étrangère. C’est bien sûr la pierre angulaire de la problématique.

Quant à la question de la preuve, elle suscite deux principales interrogations. Notamment, comment démontrer la provenance des publications litigieuses ? Pour le faire, les experts ont besoin d’une masse d’informations. Ils téléchargent des centaines de milliers ou des millions de tweets et de publications sur Facebook et d’articles d’actualité réels afin de créer des ensembles de données de comparaison. Autrement dit, à partir des données de quantité, les experts conduisent une analyse qualitative des tweets sur la base de leur contenu.

La seconde interrogation découle de la première et consiste à savoir quel est le standard pour établir que la publication est attribuée à tel ou tel compte. Selon le communiqué officiel de la diplomatie française, l’établissement du lien entre les publications des photos et certains comptes sur les réseaux sociaux est fait selon « un haut degré de confiance ». Or, ce standard de preuve n’équivaut pas à la certitude. La question est alors de savoir à partir de quand est atteint ce seuil de confiance. Dans la présente affaire, l’enquête se fonde sur des indices tels que le fait que les photos diffusées n’étaient trouvables nulle part ailleurs, ce qui a laissé penser qu’elles avaient été prises ou réceptionnées par une personne en lien avec le réseau de Doppelgänger

Enfin, établir la provenance des publications ne signifie pas forcément imputer le comportement numérique condamnable à la Russie. En effet, la manipulation de l’information est faite par des acteurs privés. La question de l’imputabilité à des puissances étrangères suscitera donc de nouvelles réflexions. La question récurrente en droit international public de l’attribution d’un acte à un État promet de s’aviver face à ce nouveau défi pour le droit que représente l’ingérence numérique.