Par Benjamin Moron-Puech – Professeur de droit à l’Université Lumière Lyon 2 – Secrétaire général de l’association Alter Corpus
(Déclaration de conflit d’intérêt : L’auteur a été associé, de manière bénévole et dans le cadre du développement de ses recherches, à la rédaction des requêtes de la personne requérante, à la préparation des tierces interventions évoquées dans la décision (à l’exception de celle de l’Equality Law Clinic), à celles des sources et documents français postérieurs à 2015 cités par la Cour et à l’une des sources internationales citée (résolution 2191 (2017) de l’APCE)).

Le lectorat se souvient sans doute de la très médiatique affaire tourangelle du 22 août 2015, rendue publique à l’automne de cette année-là, et par laquelle une personne intersexuée — c’est-à-dire une personne dont les caractéristiques sexuées ne correspondent pas aux standards du masculin et du féminin — avait obtenu, par un jugement du Tribunal de grande instance, d’être reconnue à l’état civil pour ce qu’elle était, via la rectification de sa mention de sexe « masculin » par celle de « neutre ». Même si cette décision eut d’importantes répercussions sociales (sensibilisation du public), politiques (opportunité pour s’en saisir) et institutionnelles (début de la production de « petites sources » du droit), elle fut cependant neutralisée dans ses effets juridiques, puisqu’infirmée en appel et en cassation. C’est ce refus d’une mention neutre qui est à l’origine de l’affaire Y c. France.

Qu’a jugé la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’arrêt Y c. France rendu le 31 janvier 2023 ? 

Après un rappel, quelque peu pathologisant, des caractéristiques physiques de la personne requérante et une longue synthèse des normes, pratiques et documents français pertinents ainsi que des normes internationales et normes étrangères de trente-sept États membres du Conseil de l’Europe, la Cour va examiner le grief unique tiré de l’article 8 de la Convention.

La Cour commence par quelques « remarques préliminaires » visant à situer la question en débat. Ainsi, après avoir condamné la conception binaire dominante des caractéristiques sexuées (§42) et relevé l’existence ici d’une « discordance » entre « identité biologique » (sic) et « identité juridique » (§43), elle conclut que la présente requête diffère de celles des personnes transgenres, qu’elle a pu précédemment examiner, et où elle avait admis, à partir de 2015 (CEDH, Y.Y. c. Turquie, 10 mars 2015, n° 14793/08), qu’elles devaient être résolues au moyen du principe d’« autodétermination sexuelle », devenu « autodétermination du genre ».

Ces précisions peuvent être diversement appréciées. Positivement, la Cour opère un bouleversement considérable de l’opinion dominante, en affirmant qu’il existe des personnes relevant « ni de l’un ni de l’autre [sexe] », ce qui en soi est un progrès pour les personnes intersexuées dont on ne nie plus l’existence (il n’est pas question ainsi d’affirmer, comme au siècle dernier, que les intersexes « vrais » n’existeraient pas). Négativement, c’est un moyen pour la Cour de mettre à l’écart toute sa jurisprudence sur les droits des personnes transgenres — pourtant parvenue à ce jour à un stade relativement protecteur des droits de ces personnes (mis à part la pathologisation persistante de leur identité et peut-être demain leur accès à la procréation/filiation) — alors même que la situation de la personne requérante pouvait pleinement être qualifiée au prisme de la catégorie transgenre, cette personne cherchant aussi à changer son marqueur de genre à l’état civil (le « sexe » de l’état civil renseignant aussi sur le genre).

Ensuite, la Cour écarte tout problème de recevabilité et en vient au fond. Elle y décide premièrement (§69) que l’affaire doit être appréhendée au prisme des obligations positives, prisme beaucoup moins protecteur que celui des obligations négatives, malgré les efforts répétés de la doctrine pour rehausser le niveau de protection des premières vers celui des secondes (not. l’article séminal de Frédéric Sudre in RTDH, 1995, p. 363-384). Ayant ainsi choisi ce prisme réducteur, la Cour oriente largement l’affaire vers un rejet de la requête — encore que le choix liminaire de la Cour de genrer la personne requérante au masculin (p. 1 de l’arrêt) laissait présager une solution peu favorable à celle-ci qui interviendra en effet à l’issue de la balance des intérêts.

Avant de charger les plateaux de la balance (on use ici de l’image d’une balance grecque à deux plateaux), la Cour commence par régler le curseur de cette balance, ce qu’elle appelle traditionnellement la marge d’appréciation (§75 et s.). On sait que, de manière binaire, la Cour estime que ce curseur est soit d’un côté soit de l’autre, avantageant nécessairement l’un ou l’autre plateau. Point de milieu ici, avec un curseur qui ne perturberait pas la pesée. Ici, elle va retenir que ce curseur est du côté de l’État dont les intérêts qu’il représente vont donc être avantagés par rapport à ceux de la personne requérante ; elle conclut ainsi à l’existence d’une marge d’appréciation « élargie » (§80). Ce choix s’appuie avant tout sur une « étude de droit comparé » — qui ferait frémir néanmoins n’importe quel comparatiste (v. notre article paru au JCP, éd. gén., n°07, 20 février 2023, act. 232, avec Julie Mattiussi) — à l’issue de laquelle la Cour conclut qu’il n’existerait pas de consensus sur la reconnaissance d’un sexe neutre. Le fait que la question soumise à son contrôle soit également débattue, « voire » controversée (§77), joue aussi un rôle prépondérant dans ce choix d’une marge élargie.

Enfin, la Cour charge les plateaux. Côté personne requérante, elle place la souffrance de cette première, devant « faire semblant d’être un homme » (§83), mais de l’autre côté elle place le principe de séparation des pouvoirs, qui interdirait au juge de créer une troisième catégorie, l’importance présumée de la binarité pour l’ordre juridique et l’organisation sociale française qui seraient fondés sur celle-ci, la cohérence de l’ordre juridique, l’indisponibilité de l’état civil et la sécurité des actes d’état civil (§84-89). Réaffirmant qu’elle doit faire preuve de réserve sur un « choix de société » (§90), elle conclut à l’absence d’obligations positives et donc de violation de l’article 8 (§92), non sans avoir tempéré le rôle conféré à l’apparence de la personne, dans la motivation retenue par les juges internes pour rejeter la requête (§88), et non sans avoir suggéré qu’elle pourrait revirer à l’avenir s’il y avait « évolution de la société et de l’état des consciences » (§91), formule rappelant celle utilisée en 1986, dans l’affaire Rees c. Royaume-Uni, à propos des personnes transgenres.

Dans quel contexte cette décision s’inscrit-elle ? Quel est le cadre juridique actuel de la modification de l’état civil en France ? 

Cette décision s’inscrit dans un contexte où la loi bioéthique de 2021 a renforcé la binarité et la médicalisation de l’état civil des personnes intersexuées. La disposition, naguère contra legem (§55 d’une circulaire du 28 oct. 2011), qui prévoyait ces deux approches, au lieu d’être abrogée comme cela avait pu être proposée, est au contraire entrée dans les articles 57 et 99 du code civil. Binarité renforcée car, là où l’article 57 ancien du code civil laissait la porte à d’autres mentions (rien n’était dit quant aux mentions à inscrire), le nouvel article 57 parle « d’impossibilité de déterminer le sexe », suggérant par-là que le sexe ne pourrait être que masculin ou féminin et qu’il y aurait des cas impossibles à fixer sans intervention médicale. D’où aussi le renforcement de la médicalisation, deuxième aspect, l’autorité médicale étant ainsi sollicitée désormais par la loi tant lors de l’assignation initiale (Pour attester de cette « impossibilité » puis du choix fait ; art. 57 c. civ.), que lors de la rectification d’une prétendue erreur (art. 99 c. civ.).

Ce renforcement de la binarité et de la médicalisation de l’état civil des personnes intersexuées contraste fortement avec le système retenu à l’article 61-5 pour les personnes transgenres et qui est assez largement démédicalisé (même si des progrès pourraient être faits quant à l’encadrement des preuves) et qui, par la référence à la perception par l’entourage amical, familial ou professionnel, ouvre la possibilité à un marqueur de genre non binaire, au demeurant affirmé dans certains travaux préparatoires récents (v. not. les travaux sous la loi du 24 août 2021 et les propos tenus par le député de la majorité R. Gérard —  le même à avoir porté les dispositions sur les personnes intersexuées — lors de la 1er séance du 11 févr. 2021).

La CEDH justifie sa décision sur le fait qu’une telle reconnaissance du sexe neutre relève d’un « choix de société ». Quelles conséquences cette décision pourrait-elle entraîner en France ? Comment le droit pourrait-il intervenir pour protéger les personnes intersexuées ?

Admettre la requête de la personne telle qu’elle était initialement formulée n’aurait entraîné aucune conséquence autre que reconnaître cette personne dans sa dignité. Aucune autre personne n’aurait eu son état civil automatiquement rectifié et aucune règle dépendant du genre (ou des caractéristiques sexuées) pour fonctionner n’aurait eu à être modifiée. Certes, cette reconnaissance aurait accru les tensions et incohérences au sein du système juridique français et rendu plus difficilement défendable le refus de prendre en compte la diversité des genres en dehors de l’état civil. Cependant, il faut bien voir — et la juge tchèque l’a bien relevé dans son opinion dissidente dans cette affaire — que l’incohérence existe d’ores et déjà, puisqu’il existe des personnes sans mention de sexe (j’en avais dénombré une cinquantaine en France en 2017) et que jamais on a prétendu que l’existence de ces personnes entraînait par elle-même de profonds bouleversements de notre ordre juridique. À cela, on pourrait ajouter que du fait de la liberté de circulation européenne, sont déjà reconnus en France les documents d’identité comportant des mentions de sexe autres que le féminin et le masculin et que nul n’a pourtant soutenu que l’admission de ces personnes aurait par elle-même des conséquences juridiques.

Quant à votre seconde question, je crois que pour protéger les personnes intersexuées, il faudrait commencer par respecter à leur égard le principe constitutionnel de sauvegarde de dignité de la personne et de cesser donc de ne les considérer juridiquement qu’au travers du prisme de la médecine, à savoir comme des personnes malades devant être corrigées (art. 55 et 99 c. civ. ou L. 2131-6 c. santé publique). Cette évolution permettrait à ces personnes de quitter les registres médicaux pour les registres d’état civil, et de ne plus voir leurs corps mutilés sans qu’elles n’y aient consenti, à rebours de ce qu’a prévu l’article 30 de la loi de bioéthique du 2 août 2021.

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