Par Aurélien Antoine – Professeur à la Faculté de Droit de l’Université Jean-Monnet – Directeur de l’Observatoire du Brexit
Le jeudi 15 juin, la commission des Privilèges parlementaires de la Chambre des Communes a rendu un rapport particulièrement sévère à l’encontre de l’ancien Premier ministre, Boris Johnson. Après un an d’enquête, les conclusions de la commission étaient attendues avec impatience. Elles permettent de revenir sur une procédure essentielle au bon fonctionnement du parlementarisme britannique et aux mécanismes d’engagement de la responsabilité de l’Exécutif.

Quelle est la procédure qui est à l’origine de la démission de Boris Johnson en tant que membre du Parlement ?

Parmi les nombreuses enquêtes auxquelles l’ancien Premier ministre a dû se soumettre dans le cadre du partygate (scandale né de la révélation de fêtes organisées durant les périodes de confinement en 2020-2021), celle lancée par la Chambre des Communes le 21 avril 2021 et conduite par la commission des Privilèges est l’une des plus importantes. Composée majoritairement de députés conservateurs et présidée par une travailliste, Harriet Harman, elle a rendu son rapport définitif ce jeudi 15 juin. Les omissions et l’interprétation des faits par Boris Johnson devant les parlementaires ont été qualifiées d’outrage au Parlement (contempt of Parliament) sur le fondement de tromperies à l’égard de l’institution (misleading Parliament).

Pour parvenir à cette conclusion, la commission a caractérisé dans les détails le comportement de Boris Johnson, et ce n’était pas simple. Selon le traité d’Erskine May qui compile les règles d’organisation et de fonctionnement du Parlement, les outrages doivent, de façon directe ou indirecte, « empêcher ou gêner » les travaux des chambres ou de celui d’un ou plusieurs MPs. Aucune liste d’actes ou de faits n’est établie par le traité qui qualifie les contempts de « concept vivant » (leaving concept) dont il faut rappeler que, à l’origine, il relevait de compétences pénales du Parlement aujourd’hui tombées en désuétude.

La commission n’a, toutefois, pas eu à déterminer la réalité des infractions commises par Boris Johnson qui sont avérées depuis les enquêtes menées par la Metropolitan Police de Londres (qui ont conduit à condamner M. Johnson et d’autres ministres, dont Rishi Sunak, l’actuel Premier ministre, à des peines d’amendes), et par Sue Grey dont les conclusions ont été particulièrement sévères à l’encontre des contrevenants

Si la commission sur les Privilèges n’a pas à qualifier les actes sur la base de dispositions pénales et du common law, elle s’est fondée sur des déclarations devant le Parlement qui auraient porté atteinte à l’exercice de sa fonction de contrôle du gouvernement selon les règles et les usages parlementaires. Le souci de la transparence et celui de ne pas tromper les MPs sont des obligations dont la stricte observance assure la conformité à l’accountability dont la Cour suprême a rappelé en 2019 qu’il s’agissait d’un principe essentiel de la Constitution britannique. Le seul point commun qui s’impose entre les procédures d’enquête pénales et parlementaires tient à leur caractère contradictoire et équitable. Boris Johnson a déposé devant la commission le 22 mars 2023. Bien que les conseils juridiques n’aient pu participer à l’audition, ils ont pu soumettre des argumentaires écrits. À la suite de son témoignage, Boris Johnson a fourni un compte-rendu détaillé de ses arguments et des gages de sa bonne foi.

Les démentis de l’intéressé n’auront pas permis d’éviter le constat de l’outrage. La commission en a évalué la gravité en vue de requérir une sanction appropriée. Pour Boris Johnson, la question s’est posée de savoir s’il avait sciemment omis des éléments et menti aux Communes lors de ses déclarations, ou s’il avait simplement fait preuve d’une forme de négligence en agissant sans avoir l’intention de violer les règles de confinement. Le rapport d’étape de mars 2023 soulignait qu’il fallait vérifier que les déclarations de l’ancien Premier ministre étaient vraies ou fausses, « involontaires, imprudentes, ou non intentionnelles » et « dans quelle mesure elles ont été corrigées promptement et de façon exhaustive ». C’est à la lumière des réponses à ces interrogations qu’elle a conclu que le fonctionnement et les missions du Parlement avaient été perturbés. Dans son rapport final qui fut publié plus tard que prévu en raison des attaques violentes dont elle a fait l’objet par Boris Johnson le 9 juin, la commission relève qu’il a été coupable d’avoir délibérément trompé la Chambre et la commission, d’avoir abusé de la confiance des institutions, d’avoir contesté la légitimité de la commission (notamment par ses déclarations du 9 juin) et, en conséquence, d’avoir tenté de saper un processus parlementaire démocratique, et d’avoir multiplié les intimidations contre la commission.

Jamais un ancien Premier ministre à l’époque contemporaine n’avait connu un tel opprobre parlementaire. La sanction est en rapport avec la gravité des qualifications retenues par la commission : 90 jours d’exclusion et l’interdiction faite à Boris Johnson d’entrer dans l’enceinte du Parlement. Il appartient désormais aux MPs d’approuver le texte lors d’un scrutin prévu le jour de l’anniversaire de Boris Johnson, le 19 juin. Ils seront libres de leur vote sans que les whips imposent la discipline partisane comme lors de l’adoption des lois.

Quelle que soit l’issue du vote, la condamnation de la commission a été adoptée pour le principe, car Boris Johnson n’est plus membre du Parlement depuis le 9 juin.

Pour quelle raison Boris Johnson a-t-il démissionné avant la publication officielle du rapport de la commission des Privilèges ?

Dans une lettre de retrait du Parlement particulièrement combative et virulente à l’encontre de la commission qui est qualifiée de tribunal inique (« Kangaroo court »), Boris Johnson a annoncé qu’il quittait immédiatement son siège de Member of Parliament (MP). À cette lettre s’est ajoutée une déclaration en six points qui vise à remettre en cause toutes les accusations portées contre lui. L’anticipation des décisions des parlementaires et la défense acharnée menée depuis des mois par Boris Johnson (et qui n’est pas sans faire penser, toute proportion gardée, à celle d’un Donald Trump face au Congrès et à ses juges) ont pour but de minimiser le caractère infamant des peines prononcées.

De surcroît, l’expulsion au-delà de 10 jours de session aurait emporté la mise en œuvre d’une procédure de rappel de Boris Johnson en vertu du Recall of MPs Act de 2015 (qui peut aussi être mobilisé en cas de sanction pénale ou de violation des règles relatives aux dépenses parlementaires). Selon le texte de 2015, après le vote de l’exclusion, « le Speaker donne une notification à l’officier chargé des pétitions qui est ensuite transmise aux électeurs de la circonscription concernée. La pétition est ouverte pour huit semaines. Au terme de cette période, si 10 % des électeurs inscrits l’ont signée, le siège est déclaré vacant et une élection partielle s’ensuit. Le parlementaire visé a la possibilité de se présenter. La campagne relative à la pétition est encadrée, notamment financièrement »[1]. Quatre rappels ont été lancés depuis 2017 (le dernier est en cours et touche une députée du Parti national écossais qui a violé les règles de confinement en 2020). Deux ont abouti. Bien souvent, les MPs dont les actions condamnables identifiées par la loi de 2015 ne font pas de doute démissionnent avant même que la procédure aille à son terme pour des raisons similaires à celles qui ont motivé la décision de Boris Johnson.

Pour l’heure, cette stratégie de victimisation accusant ses opposants d’avoir fomenté un « assassinat politique » ne paye pas. Elle a braqué un peu plus la commission et nombre de parlementaires, y compris au sein du parti conservateur.

Quel est l’avenir politique de Boris Johnson et quelles conséquences pour les conservateurs dans leur ensemble ?

Dans l’immédiat, Boris Johnson a dû accepter une sinécure d’officier de la Couronne accordée par le chancelier de l’Échiquier (intendant et bailli des Three Hundreds of Chiltern en l’espèce). En application d’une règle qui remonte à 1624, un membre du Parlement ne peut abandonner son siège pendant son mandat qu’en cas de décès, d’expulsion définitive ou d’incompatibilité (ce qui est le cas lorsqu’un MP est nommé à un poste rémunéré au sein de l’administration de la Couronne). Véritable camouflet pour Boris Johnson, les conclusions de la commission ne lui paraissent pas pour autant signifier sa mort politique. Le dernier paragraphe de sa lettre du 9 juin laisse planer un doute sérieux quant à la résignation dont il aurait pu (doit ?) faire preuve puisqu’il quitte le Parlement « pour le moment ». Animal politique blessé à l’origine de triomphes conservateurs à plus d’un scrutin, l’ancien Premier ministre n’exclut pas un retour dans l’arène électorale. La disgrâce de Boris Johnson ne doit pas faire non plus oublier les soutiens dont il dispose encore chez les conservateurs. Deux de ses proches ont démissionné de leur siège de membre du Parlement quelques heures après Boris Johnson. Nadine Dorries et Nigel Adams étaient pressentis pour devenir membres de la Chambre des Lords au bénéfice de la traditionnelle « liste d’honneurs » soumise par tout ancien Premier ministre à son successeur (resignation honors)[2]. Rishi Sunak n’a pas retenu ces deux députés, arguant de l’avis de la commission des nominations de la Chambre des Lords qui a bloqué huit propositions en tout.

Il n’en demeure pas moins qu’un come-back rapide est peu probable, non seulement parce que les enquêtes d’opinion lui sont peu favorables, mais surtout parce que le chef de parti qu’est Rishi Sunak s’y opposera.

La situation actuelle approfondit encore un peu les fractures au sein du parti conservateur. Pendant un temps, les trois démissions évoquées ont même été comprises comme un possible complot des députés proches de Boris Johnson contre Rishi Sunak. Ce dernier est par ailleurs de plus en plus mis en cause par son prédécesseur dans le cadre d’une autre enquête relative au partygate, initiée hors du Parlement. La Public inquiry dirigée par Heather Hallett[3], membre non affiliée de la Chambre des Lords et ancienne juge de la Cour d’appel de Londres, doit évaluer la façon dont a été gérée l’épidémie de Covid-19. Elle doit aussi faire la lumière sur les comportements des ministres et des agents de leur administration durant cette période, ce qui l’a conduit à demander à Boris Johnson de communiquer les échanges de messages qu’ils ont eus avec leurs équipes via l’application WhatsApp, leurs agendas et carnets de notes, sans distinguer entre les propos professionnels et personnels. Boris Johnson a transmis toutes les informations sollicitées au bureau du Cabinet en soulignant qu’il souhaitait que l’administration les fournisse au plus vite à la commission. Certains observateurs y ont vu un moyen pour Boris Johnson de faire pression sur Rishi Sunak (chancelier de l’Échiquier à l’époque des faits) et le mettre en difficulté. Le gouvernement a pour l’instant opposé une fin de non-recevoir à la requête de la commission dans la mesure où il estime que cela porterait atteinte à la vie privée des intéressés et qu’il craint que Heather Hallett finisse par formuler une demande similaire à l’actuel Premier ministre. Toutefois, l’Inquiries Act de 2005 prévoit que la commission d’enquête est justement créée pour faire la lumière sur un sujet d’importance publique majeure en disposant du droit de convoquer des témoins et d’exiger la communication de toute pièce permettant d’établir la réalité des faits (section 21 de la loi). Le gouvernement a contesté la décision de la présidente de la commission par un judicial review initié le 1er juin devant la High Court. Il y a peu de chances que le Cabinet obtienne satisfaction dans la mesure où la sélection des notes et messages pertinents (c’est-à-dire en écartant ceux à caractères privés) ne peut avoir lieu en amont par les intéressés eux-mêmes, au risque que l’impartialité de ladite sélection soit mise en cause. Sur la forme, l’introduction d’un recours devant la High Court a été très mal perçue, y compris par plusieurs membres de la majorité. C’est la première fois que les requêtes d’une commission d’enquête publique sont contestées, tandis que les ministres avaient annoncé qu’ils feraient tout leur possible pour l’aider dans ses travaux.

Finalement, malgré tous les efforts de Rishi Sunak visant à éviter que les scandales internes à son parti n’occultent sa tentative de redresser l’image de la majorité en vue des prochaines élections générales, l’ombre des égarements de Boris Johnson continuera de planer durablement sur le parti conservateur. La commission des Privilèges a ainsi considéré que, dans la mesure où Boris Johnson n’a pas été honnête sur les fêtes gouvernementales de 2020-2021, la question se posait de savoir s’il ne conviendrait pas de lancer de nouvelles actions à l’encontre des ministres de l’époque. Deux conclusions s’imposent après cet énième épisode politique dont l’acteur principal est Boris Johnson. Le courage et la conscience politique des parlementaires de tout bord de faire prévaloir l’intérêt du Parlement sur celui du parti et la nécessité d’une alternance afin que les tories procèdent à un profond examen de conscience auquel ils se refusent depuis trop longtemps.

[1] Nous renvoyons ici à notre ouvrage de Droit constitutionnel britannique, Lextenso-LGDJ, coll. Systèmes, 3e éd., 2023, p. 158.

[2] En principe, Liz Truss aurait dû valider celle de Boris Johnson, mais la brièveté de son passage au 10 Downing Street l’en a empêché.

[3] Public inquiry diligentée par le gouvernement sur le fondement de l’Inquiry Act 2005.

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