Par Anne-Charlène Bezzina, constitutionnaliste, maître de conférences à l’Université de Rouen et à Sciences Po

Ce que la proportionnelle a été historiquement

Contrairement à ce qui est traditionnellement écrit à propos de la « culture majoritaire » française, la représentation proportionnelle a été appliquée en France durant la troisième République (loi du 12 juillet 1919). La représentation proportionnelle avait – et a toujours – cette vertu politique première de représenter plus fidèlement la moindre voix exprimée et la Troisième République, des territoires, avait besoin de cette représentation fidèle pour créer un lien citoyen – abîmé par la corruption et le royalisme – et créer de nouvelles alliances politiques. Sous la Quatrième République, la perpétuation du personnel politique aggrava les errements du mode de scrutin. La représentation proportionnelle avait en effet – et a toujours – cet inconvénient de sur-représenter les plus petites formations politiques et de conduire à des longueurs législatives, conséquence de la nécessaire recherche d’alliances (un temps rédhibitoire pour voter des budgets, cf. le budget de l’année 1947 et les vifs débats qu’il a suscité etc.). C’est pourquoi le constituant de la Cinquième République, sous la plume à peine masquée du Général de Gaulle, mit fin au scrutin proportionnel au sein de l’Assemblée nationale. La loi ordinaire précise en effet que l’Assemblée nationale est élue au scrutin majoritaire, ce qui faisait dire à M. Debré que la stabilité parlementaire française devait résulter avant tout de la loi électorale elle-même (cf. discours de M. Debré devant le Conseil d’Etat).

Ce qu’elle est sous la Cinquième République

Mais le débat sur les modes de scrutin n’était pas pour autant clos pour la Cinquième République. En 1985, à l’aube de la « chronique d’une mort annoncée » de la gauche parlementaire, le Président de la République eut l’idée de modifier le mode de scrutin à l’Assemblée Nationale pour diminuer les gains du parti adverse ; le risque était grand d’une cohabitation et d’une débâcle électorale. Si le Président n’évita pas la cohabitation, il parvint à minimiser la débâcle électorale grâce à la proportionnelle rendue applicable dès les élections de 1986. Une simple loi ordinaire votée le 10 juillet 1985 eut le mérite de proposer une « proportionnelle intégrale » pour les prochaines échéances électorales, c’est-à-dire une assemblée nationale entièrement composée de députés élus à la représentation proportionnelle de liste.

Le traumatisme politique fut important dans les rangs de l’opposition résultant de l’entrée au sein de l’Assemblée nationale de députés issus du Front national pas assez nombreux à l’époque pour créer un groupe parlementaire mais le stigmate était né. La nouvelle majorité eut tôt fait de défaire ce qui avait été voté pour arranger la gauche, en revenant au scrutin majoritaire originel de 1958 avec la loi du 11 juillet 1986 qui ne fut plus modifiée depuis lors, de crainte qu’en ouvrant à nouveau la boîte de Pandore du mode de scrutin, de nouveaux partis politiques ne viennent obstruer la bonne marche majoritaire parlementaire.

La représentation proportionnelle n’avait pas pour autant quitté totalement notre Constitution, elle y figure par la fenêtre du scrutin sénatorial. Aujourd’hui, nos circonscriptions de trois sénateurs ou plus les élisent sur une liste au scrutin proportionnel (depuis la loi organique n° 2003-696 du 30 juillet 2003). Ce mode de scrutin est panaché avec le scrutin majoritaire dans les circonscriptions élisant moins de trois de sénateurs. Notre Parlement connaît donc déjà un scrutin mixte pour l’élection de notre Haute assemblée, sans qu’une inégalité de représentation ne soit constatée au quotidien.

Ce qu’elle pourrait devenir

Juridiquement – Le vœu du Président de la République pourrait rapidement se réaliser. En effet, le choix du mode de scrutin pour l’élection des assemblées parlementaires relève sous la Cinquième république d’une loi ordinaire. Une majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat – qui n’auraient pas à se mettre d’accord puisqu’un compromis pourrait être trouvé en commission mixte paritaire – suffirait à emporter le vote du texte. Il est pourtant vrai que le Président en titre est en situation de majorité relative l’amenant à rechercher des coalitions y compris pour de simples lois. Toutefois, pour instiller plus de proportionnelle à l’Assemblée nationale, les groupes minoritaires seraient inspirés de voter en accord. Mais encore faut-il savoir quelle proportionnelle. Au plus fort reste ou la plus forte moyenne ? Quelle dose : combien de députés ? Dans quels territoires ? Différenciés pour quels motifs (le Conseil constitutionnel censurerait toute discrimination non fondée sur un motif d’intérêt général) ?

La dose de proportionnelle à l’Assemblée nationale est une vieille antienne (évoquée à chaque réflexion sur la révision constitutionnelle) qui a de lourdes implications juridiques quant à ses modalités techniques de mise en place. Si l’Assemblée nationale venait à être élue pour partie à la proportionnelle, les majorités seront plus composites : un contrat de coalitions entre groupes éparpillés pourra-t-il être envisagé ? Cela n’est pas une nécessité si le Président de la République se plie à rechercher dans la majorité sortie des urnes un Premier ministre consensuel et un gouvernement qui l’est tout autant, quitte à prendre plus de temps pour trouver des alliances. Mais n’est-ce pas d’ailleurs la coutume qui s’installe avec un Président qui met parfois des mois à choisir ses équipes comme pour le gouvernement de Gabriel Attal ?

Politiquement, la proportionnelle à l’Assemblée nationale pourrait être une chance. Les sondages à l’issue des élections de 2022 ont manifesté nettement l’engouement de l’opinion française en faveur de ces résultats fractionnés obligeant les députés à rechercher du compromis. Quelle meilleure preuve d’ailleurs que les résultats de ces dernières élections pour militer en faveur d’une dose de représentation proportionnelle ? Avec un scrutin majoritaire – réputé pour accentuer la victoire du parti arrivé en tête – l’Assemblée nationale composée pour la 16ème législature est digne d’un scrutin proportionnel. L’opinion est actuellement fracturée en trois grands blocs du centre, de la gauche et de la droite qui ne parviennent pas à se rencontrer autour de questions identitaires, créant de facto et de juris au sein de l’Assemblée, une recherche d’alliances nécessaires autour d’une majorité seulement relative. Huit groupes composent depuis 2023 notre Sénat qui n’est plus majoritaire sans coalitions internes et l’Assemblée nationale est composée de partis extrêmes et violents dans leurs dissidences qui sont tout de même parvenus à faire voter durant la première année de la législature 122 de textes d’une réelle diversité, de l’éolien au budget des armées.

La vie politique française offre ainsi une ouverture à l’évolution du mode de scrutin de l’Assemblée nationale ; les Français ne craignent plus de travailler de concorde avec des partis profondément opposés dans leurs projets. S’il est possible d’avoir une assemblée digne de la proportionnelle sans la proportionnelle, pourquoi ne pas sauter définitivement le pas de la représentativité ? L’éparpillement des voix et les instabilités pourront aisément être évités avec la recherche d’un seuil de représentation proportionnelle susceptible de conserver au scrutin majoritaire ses effets stabilisateurs. Les grandes démocraties européennes – au prix d’alliances hétéroclites – parviennent à travailler de concert et la prétendue culture constitutionnelle des votes godillots ne peut pas être la réponse à toutes les inactions constitutionnelles. Rappelons que la France a su faire voter les plus grandes lois de la République par des partis fracturés : la loi de 1901 sur la liberté d’association, les lois sur la liberté de la presse, sur l’enseignement privé, sur la séparation des églises et de l’État acquises grâce à des majorités allant des radicaux aux communistes.

En conclusion : ce qu’elle deviendra sûrement

La proposition du Président deviendra certainement un vœu pieu, une volonté politique de plus lancée pour paver de bonnes intentions l’enfer de la majorité relative acquise depuis 2022. Ladite proposition pourtant aurait des chances de devenir une solution au malaise politique de la représentativité qui gangrène les institutions d’une Cinquième République si mal connue dans ses principes qu’elle en devient contestée dans son essence. Et si la rentrée parlementaire était celle de la réforme des institutions ?