Par Christian Vallar, Professeur agrégé de droit public, Doyen honoraire de la Faculté de Droit et Science politique de Nice, Université Côte d’Azur, Directeur honoraire du laboratoire Cerdacff , Avocat au Barreau de Nice

En quoi l’état d’urgence est-il un droit d’exception ?

En cas de crise grave menaçant les institutions, le constituant et le législateur ont prévu la possibilité de mettre en œuvre une législation d’exception, permettant l’adoption de mesures qui auraient été qualifiées d’illégales en temps normal. Ainsi en est-il de l’article 16 de la Constitution du 4 octobre 1958, conférant les « pleins pouvoirs » au chef de l’Etat, et de l’article 36 sur l’état de siège visant à faire face à un péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée avec transfert de compétences à l’autorité militaire.

L’état d’urgence, lui, est institué par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 lors de la guerre d’Algérie. Il a été mis en œuvre 8 fois : 4 fois en métropole et 4 fois outre-mer en incluant l’actuelle situation. Il a connu des modifications de son cadre juridique, en particulier avec l’ordonnance du 15 avril 1960 et la loi du 20 novembre 2015. En cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ou d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique, le Président de la République peut déclarer l’état d’urgence de façon discrétionnaire par décret adopté en conseil des ministres, donc contresigné par le premier ministre et les ministres responsables. Au-delà de douze jours, sa prorogation est autorisée par le seul législateur : ainsi l’état d’urgence « antiterroriste » a -t-il été prolongé près de deux ans du 14 novembre 2015 au 1° novembre 2017.

Il permet la dissolution d’associations ou groupements de fait portant atteinte à l’ordre public, les perquisitions en tout lieu de jour et de nuit, le blocage de sites internet faisant l’apologie du terrorisme ou incitant à des actes terroristes, l’assignation à résidence, l’interdiction de la circulation des personnes ou des véhicules dans certains lieux et à certaines heures et des réunions et manifestations sur la voie publique, la remise d’armes… Cette extension des pouvoirs de police administrative des préfets et du ministre de l’intérieur est soumise au contrôle juridictionnel du juge administratif (très efficace en référé liberté) et du Conseil constitutionnel (CC, décisions n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015 et n° 2015-535 QPC du 19 février 2016). L’état d’urgence sanitaire engendré par la pandémie du covid-19 dispose de son régime juridique propre, et ne concerne pas la thématique ici traitée.

Un premier état d’urgence en Nouvelle-Calédonie a été décrété en 1985 : une procédure différente et un contenu similaire

Après les élections de novembre 1984, le Caillou connait une situation insurrectionnelle similaire à celle de ces derniers jours, qui amène le Haut-commissaire à instaurer l’état d’urgence le 12 janvier 1985, que le législateur proroge pour 6 mois par la loi du 25 janvier 1985. La loi du 6 septembre 1984 qui accorde un nouveau statut à la Nouvelle-Calédonie contient en effet une disposition spécifique relative à cet état d’exception. Elle organise les pouvoirs respectifs des autorités, faisant du Haut-Commissaire de la République le représentant du gouvernement et le chef des services de l’Etat. A ce titre, il peut proclamer l’état d’urgence dans les conditions prévues par les lois et décrets, se substituant au chef de l’Etat. L’arrêté d’application liste les mesures de mise en œuvre de l’état d’urgence : interdiction des manifestations et attroupements, couvre-feu, perquisitions de nuit, interdiction du port et transport d’armes, interdiction de séjour et d’entrée sur le territoire… C’est la première fois que le Conseil constitutionnel est saisi de la constitutionnalité de la loi du 3 avril 1955 : il rejette le recours des parlementaires en jugeant que le constituant de 1958 n’a pas implicitement abrogé la législation sur l’état d’urgence au motif qu’il n’a pas consacré celui-ci dans la Constitution (CC, décision n° 85-187 DC du 25 janvier 1985).

Quels recours/retour de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie ?

La violence a éclaté après le vote par l‘assemblée nationale de la modification du corps électoral calédonien, dernière étape avant la réunion à Versailles du congrès pour la révision constitutionnelle. La minorité kanak (41%), en tout cas sa mouvance indépendantiste, y voit à terme sa relégation de la vie publique.

Dès l’instauration de l’état d’urgence le 15 mai, sur l’ensemble du territoire de Nouvelle Calédonie, l’article 1 du décret n° 2024-437 prévoit expressément l’application des mesures mentionnées aux articles 6, 8 et 11-1 de la loi de 1955 : assignation à résidence, fermeture  provisoire des lieux de réunion, de spectacles et de débits de boisson, interdiction des cortèges, défilés et rassemblements sur la voie publique, perquisitions… Des assignations à résidence sont prononcées à l’encontre de responsables de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), et l’arrêté d’application du Haut- Commissaire interdit tout déplacement sur la voie publique et dans les lieux publics de 18h à 6 h. Les interpellations se multiplient (276 au 21 mai), cependant que les forces armées sont mises à contribution. Le chef de l’Etat, à l’issue du conseil de défense du 21 mai, annonce un nouveau déploiement de l’armée pour protéger les bâtiments publics et remplacer pour un temps les forces de sécurité intérieure.

Le contrôle du juge, lui, s’exerce déjà. Le Conseil d’Etat est saisi par la voie du référé liberté de la demande de suspension de l’arrêté bloquant la diffusion de la controversée plate-forme Tik-Tok, accusée de favoriser l’action des émeutiers. Paradoxalement, ledit arrêté a été pris sur le fondement de la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles, et non sur celui de l’état d’urgence.

Les tragiques évènements de 1985 avaient pris fin avec les négociations menées par des représentants crédibles et mesurés des diverses forces en présence. L’on ne peut que souhaiter aujourd’hui pareil dénouement.