Par Thibaud Mulier, Maître de conférences en droit public, Université Paris Nanterre (CTAD UMR 7074)

Le 28 mai 2024, un nouveau pas a été franchi par le Président Macron dans l’aide militaire envers l’Ukraine. À l’issue du conseil des ministres franco-allemand, il a déclaré autoriser l’Ukraine à frapper le territoire ennemi avec des armes françaises, en particulier à l’aide de missiles longue portée SCALP en direction de la région russe de Bolgorod. Cette décision s’inscrit dans un contexte nouveau : les troupes russes ont lancé depuis plusieurs semaines une offensive au nord de l’Ukraine autour de la ville de Kharkiv, mais le commandement russe garde son artillerie de canons et de roquettes sur son territoire, si bien qu’il se prémunit de frappes ukrainiennes utilisant des armes occidentales. Selon le Président Macron, la situation devient intenable pour les Ukrainiens : « si on [leur] dit “vous n’avez pas le droit d’atteindre le point d’où sont tirés les missiles”, en fait, on leur dit “on vous livre des armes, mais vous ne pouvez pas vous défendre” [avec] ». Si les Allemands sont plus évasifs que les Français, quelques jours plus tard, les États-Unis ont confirmé, sous conditions, la même position que la France.

La décision du Président Macron n’a pas manqué de soulever l’ire d’une partie des groupes d’opposition. Ces derniers redoutent une escalade qui précipiterait la France dans une guerre contre la Russie. Alors, notre pays a-t-il franchi le « Rubicon » ? Rien n’est moins sûr.

Lorsque la France livre des armes à l’Ukraine, peut-elle fixer des conditions relatives à leur usage ?

La réponse est clairement positive.

En droit français, le principe est la prohibition de l’exportation d’un matériel de guerre, qu’il s’agisse d’un don ou d’un contrat visant à exporter un équipement militaire au sens de l’arrêté du 27 juin 2012. Chaque fois qu’un tel équipement est transféré de la France vers l’Ukraine (voir la liste produite par le ministère des Armées pour 2022-2023), une autorisation préalable était donc nécessaire pour y déroger. Pour l’entité exportatrice, la démarche consiste à faire une demande de licence d’exportation de matériel de guerre (LEMG) via l’outil SIGALE, laquelle ouvre deux phases.

Une première phase, dite de recevabilité, est gérée essentiellement par la Direction générale de l’armement (DGA). Elle consiste essentiellement à opérer un contrôle de la cohérence de la demande, de l’exactitude des informations et de la conformité aux réglementations.

Une deuxième phase, dite d’instruction, revient essentiellement à la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), chargée de rendre un avis simple sur la demande d’octroi de LEMG, sa modification, sa suspension, son abrogation ou son retrait. Pour ce faire, des considérations de plusieurs ordres, géopolitique, stratégique, juridique, technologique, ou économico-social, sont mises en balance. Dans les faits, l’instruction porte sur l’évaluation de deux types de demandes de LEMG : les demandes « non sensibles », lesquelles font l’objet d’une instruction dématérialisée par SIGALE ; les demandes « sensibles », lesquelles conduisent la CIEEMG à se réunir, en séance plénière, en moyenne une fois par mois.

À l’issue de son travail, la CIEEMG rend un avis à destination du décideur, le Premier ministre. Si l’autorisation est admise, le ministère des Armées rappelle qu’elle peut être assortie de conditions ou restrictions « qui peuvent être de nature technique, administrative ou juridique. Les conditions peuvent s’appliquer à l’ensemble de la licence (conditions générales) ou seulement à un matériel (conditions sur matériels) ». En plus, la France étant partie au Traité sur le commerce des armes (TCA) et membre de l’Union européenne, elle doit assortir chaque arme exportée d’un certificat d’utilisateur final ou d’utilisation finale. Ce dernier assure une traçabilité de l’arme transférée et assortit, la plupart du temps, de conditions ou restrictions les conditions d’emploi de l’arme exportée. Ces dernières peuvent être géographiques, institutionnelles ou bien juridiques.

En somme, lorsque la France a livré début 2024 des missiles de longue portée SCALP à l’Ukraine, elle a pu spécifier des restrictions géographiques. Aujourd’hui, sous réserve de modifier, après avis de la CIEEMG, la ou les LEMG concernée(s), la France peut autoriser l’Ukraine à frapper, selon ses conditions, sur le territoire russe.

Le Président de la République peut-il, lui seul, décider de changer ces conditions d’usage ?

La réponse est en principe non… mais oui. En réalité, il n’en a pas la moindre habilitation, mais il le fait quand même.

Ni les dispositions constitutionnelles relatives au Président de la République, ni celles législatives et réglementaires du titre III « Matériels de guerre, armes et munitions » du code de la défense, ne lui attribuent une compétence en matière de transferts d’armes. Cette « absence présidentielle » est confirmée par le décret instituant la CIEEMG. Sont membres quatre ministères à voix délibérative (le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale [SGDSN], qui représente le Premier ministre par délégation et un représentant pour chaque ministre des Armées, des Affaires étrangères et de l’Économie et des Finances), ainsi que des collaborateurs, experts ou conseillers politiques. Sur convocation du président de la CIEEMG, qui n’est autre que le SGDSN, toute personne qualifiée peut toutefois être entendue en son sein.

Si n’existe aucune trace, dans les textes, d’un représentant de l’Élysée, des documents classifiés « confidentiel-défense », révélés par le média Disclose, ont mis en évidence la présence en CIEEMG d’un représentant de la présidence de la République. Ce n’est guère étonnant. Sous la Ve République, le chef de l’État est (devenu) le décideur en matière de défense nationale. Or la littérature spécialisée souligne qu’à mesure que le dossier d’exportation devient sensible, il monte au sein de la hiérarchie institutionnelle, il se politise, à tel point que l’Élysée peut finir par intervenir et rendre son arbitrage sur certaines livraisons d’armes. Le feuilleton relatif à la suspension de l’exportation de deux Mistral vers la Russie, après qu’elle ait envahi la Crimée, a démontré l’implication du Président de la République sur les dossiers armements les plus sensibles.

L’annonce du 28 mai dernier par le Président Macron s’inscrit donc dans une pratique institutionnalisée qui concerne en général la défense nationale, et en particulier les exportations d’armes.

Le changement des conditions d’usage des armes françaises par l’Ukraine conduit-il à violer le droit international ?

La réponse doit être nuancée… et éminemment casuistique.

Certes, seul le Conseil de sécurité des Nations unies peut effectivement qualifier, dans l’ordre juridique international, un acte d’agression armée. Néanmoins, il est possible de dire que l’Ukraine est en situation de légitime défense, au sens de l’article 51 de la Charte des Nations unies, le membre permanent du Conseil de sécurité qu’est la Russie étant l’agresseur et celui-là même qui bloque son fonctionnement avec l’usage de son droit de véto. Dans ce cadre, la doctrine spécialisée a démontré qu’en fournissant de l’armement à l’Ukraine, la France n’était pas (co-)belligérant au sens du droit international. En revanche, l’aide militaire qu’elle lui apporte peut sans doute conduire à considérer que la France est situation de « neutralité différentielle » ou « qualifiée », c’est-à-dire en situation de prendre des « position[s] en faveur d’un État qui ne comportent pas une intervention militaire ». Tant que la France n’intervient pas avec des troupes combattantes, le fait de livrer des armes à l’Ukraine qui pourraient servir à frapper le sol russe ne la conduit pas à devenir partie au conflit armé international russo-ukrainien. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le douzième considérant de la Position commune de l’Union européenne 2008/944/PESC définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires : « Les États ont le droit de transférer les moyens de légitime défense, eu égard au droit de légitime défense reconnu par la charte des Nations unies. »

Pour terminer, il convient de préciser une chose essentielle : notre affirmation dépend de la façon dont les Ukrainiens emploi(erai)ent les armes françaises sur le territoire russe. En situation de légitime défense, les représailles d’un État agressé sont licites contre l’État agresseur tant qu’elles sont nécessaires et proportionnées. Partant, lorsque l’Ukraine frappe, avec ses propres missiles, sur son propre territoire ou celui des Russes, elle ne peut le faire que dans un tel cadre juridique. De la même manière, lorsqu’elle frappe avec des missiles occidentaux, comme elle l’a déjà fait en Crimée, elle doit toujours épargner les personnes civiles et les biens de caractère civils et protégés comme tels. Réserve faite des conditions fixée par le ou les LEMG, l’Ukraine peut donc seulement cibler des installations et équipements militaires en Russie qui permettent de mener des opérations sur le sol ukrainien. En revanche, si l’Ukraine dépassait le cadre de la nécessité et de la proportionnalité, alors elle commettrait un fait internationalement illicite. En pareille hypothèse, la France devrait suspendre ses exportations d’armes, sans quoi elle violerait les articles 6 et 7 du TCA et l’article 2 de la Position commune 2008/944/PESC.

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Pour finir, le 6 juin 2024, lors d’un entretien télévisé en marge des célébrations du 80anniversaire du Débarquement, le Président Macron a annoncé l’objectif de la France de former environ 4 500 nouveaux soldats ukrainiens et de débuter un « programme de cession » de plusieurs avions de combat type Mirage 2000-5, dont les pilotes ukrainiens seraient formés en France pour assurer la défense du territoire de l’Ukraine. L’annonce revêt une importance certaine, même si le flou entoure ses modalités de mise en œuvre. Selon toute vraisemblance, la cession doit conduire à une autorisation préalable d’exportation et, en l’absence de personnels combattants français, la France resterait dans un soutien actif à l’égard de l’Ukraine, sans que sa situation juridique n’évolue guère.