Par Jean-Marie Brigant, Maître de conférences en droit privé à l’Université du Mans

Un maire peut-il être mis en cause pour délit de concussion ?

L’ouverture d’une enquête du chef de concussion à l’encontre d’un maire (en l’occurrence celui de Grenoble) peut, de prime abord, étonner au regard de la définition de cette infraction attitrée par la loi pénale. Aux termes de l’article 432-10 du Code pénal, l’auteur d’un délit de concussion ne peut être qu’ « une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ». A la différence d’autres manquements au devoir de probité (corruption et trafic d’influence passifs, prise illégale d’intérêts, délit de favoritisme), ne sont donc pas visées les personnes investies d’un mandat électif public, à savoir les élus dont font notamment partie les maires.

Mais de manière constante, la jurisprudence criminelle considère que ces derniers peuvent être considérés comme auteur d’un délit de concussion en raison de leur qualité de dépositaire de l’autorité publique (Cass. crim., 31 janv. 2007, n°07-88.407; Cass. crim., 10 sept. 2008, n° 07-88.407). En effet, un maire dispose d’un pouvoir de décision et de contrainte sur les individus et les choses, pouvoir qu’il manifeste dans l’exercice de ses fonctions, permanentes ou temporaires, dont il est investi par délégation de la puissance publique. Tel est le cas de l’élu local qui a imposé à chaque promoteur ou particulier le paiement d’une somme par logement construit, ce qui n’était prévu par aucun texte ni par une délibération du conseil municipal, et que ces perceptions, qui avaient donné lieu à une comptabilité spécifique établie sur un registre de la mairie faisant office de rôle, étaient versées sur un compte occulte d’un établissement public communal (Cass. crim., 16 mai 2001, n° 99-83.467).

Dans quelle mesure une perception illicite relève-t-elle du délit de concussion ?

Le délit de concussion peut prendre deux formes : l’une positive consiste dans une perception indue d’une somme (C. pén., art. 432-10, al. 1er), l’autre négative dans une exonération indue (C. pén., art. 432-10, al. 2). C’est bien la première forme – la plus répandue – qui sera au cœur des investigations à mener par les enquêteurs grenoblois. L’acte matériel de perception repose sur une triple composante.

D’abord, la loi pénale exige le fait… « de recevoir, exiger ou ordonner de percevoir » une somme. En l’espèce, il n’est pas question d’un maire qui aurait reçu ou exigé mais plutôt qui aurait ordonné de percevoir en demandant à son collaborateur de reverser une partie de l’augmentation de rémunération accordée. Il importe peu en revanche que le bénéficiaire ne soit pas l’auteur, qui peut être une tierce personne, à l’instar de la première adjointe de la maire de Grenoble. Toutefois, comme l’a relevé la Cour de cassation, le délit n’est constitué que s’il y a bien eu un ordre de percevoir et non un ordre de paiement.

Ensuite, la perception incriminée doit avoir pour objet une somme à « titre de droits ou contributions, impôts ou taxes publics ». La rémunération en cause rentre-t-elle dans le champ d’application du délit ? Il est vrai que le code pénal actuel n’a pas repris les termes de l’article 174 de l’ancien code qui visait les “deniers”, “salaires” et “traitements”. Cependant la jurisprudence a eu l’occasion de préciser très tôt que cette omission était sans conséquence : le terme «droits», suffisamment clair et précis, inclut nécessairement les traitements et salaires (Cass. crim., 14 févr. 1995, n° 94-80.797 ; Cass. crim. 21 mars 1995, n° 93-84.597).

Enfin, la perception doit être illicite, caractère qui s’apprécie par rapport à ce que les textes légaux ou réglementaires prévoient (ex : plafond de rémunérations en cas de cumul de mandats électoraux). La rétrocession d’une partie de la rémunération du collaborateur du maire au bénéfice de son ancienne adjointe visait à compenser la fin de son mandat de conseillère régionale et surtout la baisse d’un quart des indemnités des élus municipaux, en vertu des règles fixées par la municipalité. Le caractère indu devra être évalué par comparaison avec les prévisions de cette délibération municipale.

A défaut de réunir ces différentes composantes du délit de concussion, il faudra rechercher une autre qualification pénale, telle que le détournement de fonds publics (C. pén., art. 432-15).

Quelles sont les peines encourues pour délit de concussion ?

Bien qu’encore qu’au stade des investigations, le parquet de Grenoble a tenu à préciser à propos de cette affaire que « la concussion est un délit puni d’une peine de cinq d’emprisonnement et de 500 000 euros d’amende » (Libération, 5 juin 2024). Si ces peines principales sont tout à fait exactes, il convient d’apporter quelques précisions.

Premièrement, le montant de l’amende « peut être porté au double du produit tiré de l’infraction » (C. pén., art. 432-10).

Deuxièmement, en pratique les peines prononcées sont assez modestes pour ne pas dire faibles au regard de l’atteinte portée à l’autorité de l’Etat par une personne exerçant une fonction publique :  il s’agit souvent de quelques mois d’emprisonnement avec sursis et de plusieurs milliers euros d’amende.

En réalité, puisque les faits concernent un maire (ainsi qu’une député en qualité de receleuse), c’est surtout la peine d’inéligibilité qui est à craindre pour une double raison. D’une part,  la peine est qualifiée de « renforcée » puisqu’elle atteint une durée de dix ans à l’encontre d’une personne exerçant un mandat électif public au moment des faits (C. pén., art. 131-26-1). D’autre part, cette peine complémentaire d’inéligibilité est obligatoire pour les personnes déclarées coupables d’un délit de concussion ainsi que son recel (C. pén., art. 131-26-2, II ; 5°). Bien sûr, la juridiction peut, par une décision spécialement motivée, décider de ne pas prononcer cette peine tant redoutée, en considération des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur.