Par Nathalie Hervé-Fournereau – Directrice de Recherche CNRS – IODE UMR 6262 CNRS Université de Rennes – Directrice-adjointe de l’École doctorale Droit & Science politique de Bretagne – site de Rennes

Un processus d’adoption dans la tourmente : de turbulences en coups de théâtre institutionnels

En novembre 2019, la déclaration politique de l’état d’urgence climatique et environnementale marque le début de la 9ème législature du Parlement (PE). L’institution « s’engage à prendre d’urgence les mesures concrètes nécessaires pour lutter contre cette menace et la contenir avant qu’il ne soit trop tard ». Le projet d’un règlement sur la restauration de la nature, envisagé dans la stratégie en faveur de la biodiversité, est salué « avec enthousiasme » par le Parlement Européen (2021) et le Conseil Européen (2020). Cependant, la pandémie et la guerre en Ukraine retardent la présentation de la proposition de règlement en juin 2022.

Sous l’effet cumulé de ces tensions et de l’horizon des élections européennes, le climat politique s’électrise, prenant pour cible le volet Biodiversité du Green Deal. De mai à juillet 2023, le projet de règlement subit les assauts d’une bataille orchestrée par le Parti Populaire Européen, rejoint par l’extrême droite. En outre, les turbulences internes d’États comme les Pays-Bas alimentent les polémiques sur l’impact du texte sur la souveraineté alimentaire. Ainsi, en mai 2023, les commissions (agriculture, pêche) du PE rejettent la proposition et la commission environnement ne parvient pas à contrer cette situation fin juin 2023. Or, le Conseil avait adopté ses orientations générales le 20 juin 2023. Le 12 juillet 2023, le PE en session plénière réussit de justesse à voter contre ce rejet. Les négociations sur le texte amendé peuvent enfin débuter et un accord politique provisoire est obtenu entre le Conseil et le PE en novembre 2023. Fin février 2024, le PE adopte en première lecture la proposition de règlement. Or, en mars 2024, un nouveau rebondissement contrarie ce processus décisionnel chaotique. Juste avant la réunion du Conseil, la Hongrie annonce qu’elle ne votera plus pour le règlement. Prenant acte des États opposés au texte ou souhaitant s’abstenir (Belgique, Autriche), la Présidence du Conseil reporte le vote. En effet, le risque de ne pas atteindre la majorité qualifiée (55 % des membres comprenant au moins 15 États et représentant au moins 65% de la population de l’UE) était très élevé. Situation inédite et très préoccupante face à l’urgence des actions nécessaires. La Présidence belge s’engage à « œuvrer pour faire aboutir ce texte », ce qui sera le cas ce 17 juin à la faveur d’un nouveau coup de théâtre.

Le vote en « conscience » de la ministre autrichienne de l’environnement en faveur du règlement

La veille de la réunion du Conseil, Leonore Gewessler, ministre autrichienne de l’environnement, annonce qu’elle revient sur la position d’abstention de son pays. Le Chancelier autrichien conteste ce choix qu’il juge contraire à la décision du gouvernement et à l’avis des régions. Il prévient par lettre la présidence belge qui maintient le vote du 17 juin 2024. Outre l’abstention belge, six États rejettent le règlement (Italie, Hongrie, Pays-Bas, Finlande, Suède). La volte-face de la ministre permet d’adopter le texte à une courte majorité qualifiée (66,07 %). « Ma conscience me dit sans ambiguïté : quand la vie saine et heureuse des générations futures est en jeu, cela nécessite des décisions audacieuses. C’est pourquoi j’ai voté pour ce texte aujourd’hui ». De plus, elle estime que les réserves exprimées par les régions autrichiennes en 2023 ont été prises en compte dans le règlement modifié. Pour autant, le Chancelier menace de saisir la CJUE d’un recours en annulation. Enfin, le parti populaire autrichien, soutien de la coalition gouvernementale, prévient qu’il portera plainte pour abus de pouvoir contre la ministre.

Ce nouvel imbroglio politico-juridique constitue-t-il une nouvelle épée de Damoclès pour le règlement ?  La Présidence belge reste confiante, considérant qu’il s’agit de querelles internes à l’Autriche. Elle en conclut que la ministre autrichienne était bien habilitée à engager son gouvernement qu’elle représentait (art. 16 §2 TUE) et que l’adoption du règlement s’est déroulée conformément au droit de l’UE. La situation est inédite et l’article 16§2 TUE n’a pas encore fait l’objet d’une interprétation contentieuse. Elle questionne le respect du principe de coopération loyale (art. 4 TUE) présidant les relations interinstitutionnelles et les relations entre les institutions et les États. Lors de la séance publique du 17 juin, le représentant espagnol a fait appel à la cohérence du Conseil pour ne pas affecter davantage la crédibilité des institutions auprès des citoyens et la confiance entre les institutions. Rouvrir la boîte de pandore des négociations au mépris de l’accord de compromis et du vote du PE en première lecture aurait été contraire à cet « esprit de coopération loyale » (C-409/13). Ainsi, si l’annulation du règlement apparait très improbable, une grande vigilance s’impose désormais concernant sa mise en œuvre.

Restaurer 20% des écosystèmes de l’UE d’ici à 2030 : un objectif à la hauteur de l’urgence ?

« Protéger la nature dans son état actuel ne suffira pas ».L’UE n’échappe pas au déclin de sa biodiversité : 81% des habitats, 39 % des oiseaux et 63% des autres espèces du réseau Natura 2000 sont dans un état de conservation médiocre ou mauvais (Rapport AEE 2020). Les risques climatiques en cascade accélèrent la dégradation des écosystèmes au-delà de ces zones protégées justifiant d’autant leur restauration.  Prochainement publié, le règlement prévoit la restauration d’au moins 20% de zones terrestres et marines en 2030 et des écosystèmes ayant besoin d’être restaurés d’ici 2050 dans les États membres, y compris hors Natura 2000. Dans les sites Natura 2000, les mesures de restauration couvriront au moins 30% de la surface des types d’habitats qui ne sont pas en bon état, au moins 60% d’ici 2040 et au moins 90% d’ici 2050. Le règlement énonce aussi un objectif à atteindre de zéro perte nette de la surface totale nationale des espaces verts urbains et du couvert arboré urbain et la restauration d’au moins 25.000 km de cours d’eau à courant libre d’ici 2030. La restauration des écosystèmes agricoles, dont les tourbières drainées, fut au cœur de vives disputes. Malgré des obligations édulcorées, sont réintroduites les mesures nationales de restauration de ces écosystèmes pour obtenir une tendance à la hausse d’au moins deux des trois indicateurs (papillons de prairies, stock carbone organique, particularités topographiques haute qualité). Le règlement prévoit l’adoption de plans nationaux de restauration en interaction avec les législations environnementales. Enfin, plusieurs dispositifs dérogatoires et une clause de suspension temporaire ont été intégrés au fil des négociations pour offrir une flexibilité d’action nationale. Pour conclure, la Commission présentera en 2025 une analyse des besoins de financements et ressources européennes disponibles. A cet égard, si les bénéfices de Natura 2000 ont été évalués entre 200 à 300 milliards d’euros par an, l’ampleur du financement des mesures de restauration et leur mise en œuvre seront déterminants pour apprécier la force de cette législation.