Par Bertrand Mathieu, Professeur émérite de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Ancien Conseiller d’Etat (s. ext.) et Expert du Club des juristes

La prolongation du gouvernement démissionnaire conséquence d’une situation politique inédite sous la Vème République ?

La Constitution de la Vème République est confrontée au troisième de ses crash test. Le premier était celui provoqué par une alternance, alors que François Mitterrand, adversaire emblématique du général de Gaulle et contempteur des institutions issues de la Constitution de 1958, parvenait à l’Élysée.  Le second était celui d’une cohabitation entre un président de la République et une assemblée parlementaire issus de courants politiques opposés. La Constitution de 1958 a prouvé dans ces deux circonstances sa capacité d’adaptation, comme elle avait permis à un président de la République disposant d’une majorité relative à l’Assemblée nationale de gouverner. La situation issue des élections législatives de juillet 2024 est politiquement inédite : trois courants politiques principaux se partagent les sièges à l’Assemblée, celui qui soutient le président n’étant pas le plus nombreux. Face à cette situation, chacun recherche dans la Constitution, la solution qui correspond à ses intérêts : la gauche arrivée en tête, mais composée de plusieurs courants  répartis entre autant de groupes parlementaires, s’estime en droit de revendiquer Matignon ; le Rassemblement national, dont les députés forment le groupe le plus important à l’Assemblée, est exclu du jeu par les autres partis ; les groupes soutenant le président de la République peinent à trouver des accords, notamment avec la droite de gouvernement, qui leur permettraient de dessiner une majorité relative. On peut comprendre que dans ces conditions, le président de la République, sous prétexte de la pause olympique, ne se précipite pas pour nommer un nouveau Premier ministre en charge de former un gouvernement. On comprend également que la gauche, parvenue difficilement à s’accorder sur le nom d’un Premier ministre potentiel, s’impatiente face à la prolongation d’un gouvernement démissionnaire sans qu’un terme précis ne soit fixé à cette situation. D’où la proposition du parti communiste de fixer à huit jours la durée de vie d’un gouvernement démissionnaire.

La durée de vie d’un gouvernement démissionnaire peut-elle être strictement limitée au regard du principe de continuité de l’Etat ?

Réaction aux circonstances, cette proposition nécessite en effet une révision constitutionnelle, en ce qu’elle limite les prérogatives du président de la République concernant la nomination du Premier ministre. Elle présente cependant de nombreux inconvénients. Il est vrai que l’existence d’un gouvernement démissionnaire qui se prolonge constitue une situation assez baroque. Les ministres sont membres d’un gouvernement qui n’existe plus vraiment, ils peuvent être ministres et députés (on y reviendra) et le gouvernement ne peut être renversé par l’Assemblée nationale, alors qu’il n’a plus vraiment d’existence. En effet une motion de censure ne pourrait conduire qu’à une nouvelle démission, pouvant elle-même déboucher sur la prolongation du gouvernement doublement démissionnaire. Il est vrai que ce gouvernement ne fonctionne que sous une forme altérée : il ne peut que gérer les affaires courantes, c’est-à-dire qu’il ne peut engager de nouvelles politiques, et les décisions qu’il peut prendre peuvent être, de ce point de vue, contrôlées par le Conseil d’Etat ; Il peut également prendre des décisions en cas de crise. C’est de ces deux points de vue que se révèle la nécessité du maintien en fonction d’un gouvernement démissionnaire au nom du principe de la continuité de l’Etat. Le vide à la tête des administrations et l’impossibilité de tout exercice des fonctions gouvernementales constitueraient un danger sans commune mesure avec la prolongation, aussi contestable qu’elle puisse être politiquement, d’un gouvernement démissionnaire.

La proposition des députés communistes participe de ce point de vue d’aménagements circonstanciels susceptibles d’altérer la nécessaire souplesse des institutions et d’en perturber l’équilibre. Est-ce à dire qu’un gouvernement démissionnaire pourrait se prolonger indéfiniment ? La réponse est négative du point de vue tant politique qu’institutionnel.  Politique, car la situation du président de la République deviendrait intenable et pourrait déboucher soit sur sa démission, soit sur l’engagement d’une procédure visant à sa destitution (la prolongation injustifiée de l’absence de nomination d’un premier ministre pouvant être considérée comme un manquement à ses devoirs -art 67 de la Constitution). Institutionnelle, car la préparation et le vote du budget, notamment, impliquent des décisions qui ne peuvent être considérées comme relevant de la gestion des affaires courantes.

Le cumul des fonctions ministérielles et parlementaires est-il compatible avec le principe de séparation des pouvoirs ?

La proposition des députés communiste comporte une seconde disposition visant à interdire le cumul des fonctions ministérielle et parlementaire des membres d’un gouvernement démissionnaire. Cette proposition vise à régler un véritable problème. En l’état du droit, alors que la Constitution (art. 23) prohibe le cumul de ces deux fonctions, la loi organique chargée de mettre en œuvre cette disposition est plus ambigüe, ou plus souple. L’article L0 153 du code électoral dispose que l’incompatibilité entre le mandat de député et les fonctions ministérielles ne prend pas effet si avant l’expiration du délai d’un mois à compter de la nomination d’un parlementaire comme membre du gouvernement, le gouvernement est démissionnaire. Par une interprétation extensive, mais pas totalement illogique, de ce texte, il a été considéré que l’incompatibilité ne jouait pas si le ministre est devenu député et que dans le délai d’un mois le gouvernement est démissionnaire. On aurait pu considérer que la dérogation à un principe, aussi important que celui de la séparation des pouvoirs, devrait être interprétée restrictivement, mais l’interprétation finalement retenue n’est pas totalement infondée, elle rentre dans la marge que laissent les textes aux acteurs politiques. De ce point de vue l’incompétence que s’est reconnue le Conseil constitutionnel est parfaitement justifiée, la Constitution ne lui attribue aucune compétence en la matière, et il n’est pas, de manière générale, le régulateur de la vie politique. En toute hypothèse, il est peu souhaitable de donner à un juge le soin de trancher des questions qui relèvent des prérogatives politiques, en l’espèce celles des autorités parlementaires. Il n’en reste pas moins que cette question pourrait mériter que soit engagée une réflexion.