Le décès brutal d’Emmanuel Gaillard est venu nous rappeler que le génie n’était pas immortel. Ce génie s’est manifesté dans tous les aspects de sa vie professionnelle. Sa puissance théorique a nourri une activité doctrinale dont on peine à mesurer toutes les conséquences. L’ampleur et la cohérence de sa vision théorique de l’arbitrage international fascinent encore aujourd’hui. Emmanuel Gaillard a contribué par son travail à forger avec d’autres une doctrine de l’arbitrage international fondée sur la délocalisation et, plus fondamentalement, sur l’existence d’un ordre juridique arbitral qu’il voyait volontiers dialoguer avec les ordres juridiques étatiques. Peu d’entre nous savent qu’il est à l’origine de nombreuses innovations qui nous paraissent aujourd’hui évidentes. On n’en prendra qu’un seul exemple : l’effet négatif de la compétence-compétence, théorisé par Emmanuel Gaillard il y a près de 30 ans.

L’activité d’Emmanuel Gaillard n’était pas seulement théorique, elle était avant tout éminemment pratique. Au-delà de sa justification abstraite, la doctrine qu’il a contribué à développer trouvait des applications concrètes évidentes. C’est la logique de délocalisation qui a permis au droit français de reconnaître des sentences annulées au siège lorsque cette annulation était discutable. L’apport d’Emmanuel a été de systématiser la solution pour qu’elle ne demeure pas une pure solution d’opportunité.

On trouvait le même souci de réalisme absolu dans son activité d’avocat. Plaideur redoutable, Emmanuel Gaillard était avant tout caractérisé par son immense lucidité. Il savait mieux que quiconque juger des forces et des faiblesses d’un dossier et il savait, avant tout le monde, prendre ses pertes pour faire progresser les aspects du dossier qui lui étaient les plus favorables. Cette capacité à anticiper est le signe des grands avocats et Emmanuel Gaillard était au sommet de son art lorsqu’il l’exerçait. Sa vision stratégique était limpide et son exécution était brillante. La même lucidité se retrouvait dans les décisions qu’il a rendues en tant qu’arbitre, celles-ci étant marquées par un sens profond de la justice, accompagné d’une volonté pédagogique évidente qui en facilitait la lisibilité pour tous.

Il serait enfin superflu d’ajouter qu’Emmanuel Gaillard était avant tout profondément humain. Facile d’accès et prompt à l’autodérision, il était pour ses partenaires comme pour ses adversaires une excellente compagnie dans toutes les occasions qui rassemblaient les praticiens de l’arbitrage international. La perte est immense et, chaque fois que nous plaiderons des questions aussi simples que l’effet négatif de la compétence-compétence, nous honorerons sa mémoire.

Philippe Pinsolle, avocat associé, cabinet Quinn Emmanuel Urquhart & Sullivan, senior co-chair of the IBA arbitration committee