Par Aurélien Baudu, Professeur à l’université de Lille, et Xavier Cabannes, Professeur à l’université Paris Cité

Que se passerait-il en matière de loi de finances initiale face à une absence de majorité absolue ?

En situation de majorité relative à l’Assemblée nationale, il est inutile de revenir sur ce qui a déjà été observé sous les XVIe (2022-2024) et IXe (1988-1993) législatures. En l’absence de majorité absolue à l’Assemblée nationale, et face au possible refus de certaines formations politiques d’accepter d’envoyer à Matignon l’un des leurs dans de telles conditions, certains observateurs évoquent la formation d’un Gouvernement technique chargé de gérer les affaires courantes, jusqu’à une nouvelle dissolution de l’Assemblée nationale dans au moins un an. Un tel scénario serait largement inédit sous la Ve République, ce qui suscite des réflexions juridiques sur ses conséquences budgétaires. Autre hypothèse, ce pourrait être un gouvernement de coalition qui se mettrait en place, et dans une telle hypothèse tout dépendrait de la physionomie de celle-ci : large, majoritaire et solide il n’y aurait guère de problèmes à faire adopter un budget (mais cela est-il en l’état des forces politiques réaliste ?) ; au contraire, attelage disparate et fragile, voire sans majorité absolue, ce serait la période de tous les dangers…

Ce gouvernement, technique ou de coalition, serait conduit, en octobre prochain, à déposer un projet de loi de finances pour 2025 (en cours de préparation sous l’égide du gouvernement actuel, faut-il le rappeler) dans une version que l’on pourrait qualifier de minimaliste, c’est-à-dire sans dispositions fiscales ni budgétaires nouvelles ou novatrices. En effet, un gouvernement technique n’aurait sans doute pas la légitimité politique suffisante pour mettre en œuvre de grandes réformes budgétaires et fiscales et un gouvernement de coalition, compte tenu des forces en présence, devrait arriver à des compromis, plus ou moins importants en fonction de l’éventail politique de celle-ci, qui pourraient alors se réduire au plus petit dénominateur commun. Il n’est pas à exclure qu’un tel projet suscite des débats politiques vifs, tant les positionnements politiques sur la dette publique, l’impôt, et la dépense publique sont désormais extrêmement contradictoires.

L’important dans le cas d’un tel dépôt de projet de loi de finances initiale au mois d’octobre serait d’assurer l’acceptation par le Parlement de l’article 1er de ce texte, qui autorise et conditionne la levée de l’impôt pour l’année à venir. En cas de rejet d’une telle disposition, c’est la marche même de l’État et au-delà d’une grande part des administrations publiques qui s’arrêterait. Disons-le simplement : sans impôt, plus de politiques publiques, plus de fonctionnement des administrations publiques. Rappelons, par exemple, qu’à l’automne 2023, pour éviter le rejet du consentement de l’impôt dès la première lecture du projet de loi de finances pour 2024, le Gouvernement Borne avait déclenché l’usage de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution juste à l’issue de la discussion générale sur le texte… Plus aucun scénario n’est désormais à exclure.

Que pourrait faire le gouvernement avec une Assemblée nationale bloquée ?

Dans un tel scénario catastrophe, on peut tout imaginer pour se faire peur, même de réactiver une procédure constitutionnelle endormie depuis 1961. Mais plusieurs possibilités plus raisonnables peuvent être esquissées. 

En regardant attentivement les textes, on peut imaginer que ce gouvernement technique ou de coalition, face à des blocages politiques ou à une absence de majorité solide et suffisante, identifiés au fil de l’été, puisse faire le choix de retarder le vote du projet de loi de finances pour 2025. Pourquoi pas ? L’article 45 LOLF prévoit que le Gouvernement peut, au plus tard, le 11 décembre 2024, demander au Parlement un vote séparé sur la première partie de la loi de finances 2025. Cette première partie détermine les règles essentielles de l’équilibre budgétaire (c’est-à-dire le plus souvent le montant du déficit prévisionnel) et fixe donc de manière globale les recettes qu’elle autorise et les dépenses dont l’objet sera détaillé par la seconde partie, reportée à plus tard. Ainsi, par exemple, en 1962, le Gouvernement Pompidou a fait adopter par le Parlement une loi partielle contenant la première partie de la loi de finances pour 1963 qui fut promulguée le 22 décembre 1962. La seconde partie fut promulguée dans une autre loi le 23 février 1963. Si cela n’est pas possible ou si ce vote n’a pu être obtenu, ce gouvernement pourrait encore, au plus tard, le 19 décembre 2024, demander le vote d’une loi de finances spéciale de perception des recettes qui l’autorise à continuer de percevoir les impôts existants et qui peut donc se limiter à l’article 1er de la loi de finances de l’année.

Il n’est pas non plus à exclure que ce gouvernement, y compris en recourant à une loi spéciale de finances, doive user de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution pour parvenir à obtenir cette autorisation de la part des députés. Le problème qui se pose est que les impôts existants ont été votés par la majorité précédente, largement désavouée dans les urnes, et que les idéaux fiscaux des nouveaux députés élus sont souvent antinomiques avec le droit fiscal actuel. Mais on peut espérer, au-delà de la tentation pour certains de semer le chaos fiscal et donc de faire tanguer l’État, que le souci de la continuité de ce dernier puisse permettre d’éloigner le plus grand nombre de députés d’un vote de censure, et que cette autorisation puisse ainsi être obtenue à l’arrachée.

Restons positifs ! Après avoir reçu l’autorisation de continuer à percevoir les impôts par la promulgation d’une loi de finances spéciale, le Premier ministre, et non le Chef de l’État, pourrait signer des décrets ouvrant les crédits applicables aux seuls services votés. Ici nous serions dans le scénario inverse de celui mis en œuvre par le Gouvernement Attal à propos des annulations de crédits en janvier 2024, puisqu’il s’agit non plus d’annuler, mais d’ouvrir les crédits de l’année 2025 par voie règlementaire. Le Premier ministre signerait des décrets de services votés, qui ne viendraient pas interrompre la procédure de discussion du projet de loi de finances de 2025, qui serait seulement décalée dans le temps. Précisons que les services votés, au sens du quatrième alinéa de l’article 47 de la Constitution, représentent le minimum de crédits que le Gouvernement juge indispensable pour poursuivre l’exécution des services publics dans les conditions qui ont été approuvées l’année précédente par le Parlement. Ils ne peuvent excéder le montant des crédits ouverts par la dernière loi de finances de l’année (soit ceux de la loi de finances pour 2024 à ce jour).

Le recours à une telle loi spéciale de finances, en attendant le vote de la loi de finances initiale, permettrait, sans être pressé par le butoir du début de l’année civile, de se donner le temps pour des compromis essentiels sur les questions budgétaires.

Un tel scénario de loi spéciale vous paraît-il réellement réaliste ?

Ce serait peut-être le choix le moins pire. On peut toujours raisonner par l’absurde. Imaginons que ce gouvernement technique ou de coalition faible (car si la coalition est large et solide il n’y aura aucun problème) ne fasse pas un tel choix pour ne pas heurter l’Assemblée nationale nouvellement élue. Il prend le risque de déposer son projet de loi de finances à l’Assemblée nationale dans les délais prévus par les textes. Seul le non-respect des délais par le Parlement peut être sanctionné du fait de ses désordres internes. L’utilisation des ordonnances de l’article 47 de la Constitution n’est qu’une faculté offerte au Gouvernement, qui peut très bien laisser au Parlement plus de 70 jours, mais dans un tel scénario, le nécessaire respect du fait générateur de certains impôts, notamment locaux, et le délai minimal d’examen du texte par le Conseil constitutionnel doivent être conciliés avec le respect des pouvoirs budgétaires du Parlement. Mais attention ce type d’ordonnance n’a pas été créé pour contourner un vote de rejet du projet de loi de finances par le Parlement ! Il peut être utilisé en cas d’enlisement des travaux parlementaires, c’est-à-dire si au bout de 70 jours le Parlement n’a ni adopté définitivement le projet de loi de finances ni rejeté définitivement celui-ci. En cas de vote de rejet par le Parlement, le recours à une ordonnance de l’article 47 ne serait pas possible. Situation non envisagée par la LOLF, un tel vote définitif de rejet, inédit sous la Vème République, ferait naître une crise politique et institutionnelle majeure. Précisons que ces ordonnances n’ont pas à être soumises à la ratification du Parlement. En contrepartie, ces ordonnances n’étant jamais ratifiées, elles restent des actes administratifs signés par le Chef de l’État. Reste que, jusqu’à présent, jamais le Gouvernement n’a eu besoin de recourir à cette procédure, et pour cause, il a toujours obtenu le vote du projet de loi de finances même lorsqu’il ne disposait pas au Parlement d’une majorité absolue. C’est le pari que la sagesse et la continuité de l’Etat l’emporteront toujours sur la volonté du chaos. Ce temps est-il définitivement révolu ? Alors, si l’Assemblée nationale venait à rejeter le projet de loi de finances pour 2025, y compris de manière inédite lors d’un usage de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, cela équivaudrait alors dans tous les cas au vote d’une motion de censure. Et lorsque l’Assemblée nationale adopte une telle motion, le Premier ministre doit remettre au Président de la République la démission de ce gouvernement… Surtout que dans une telle situation de crise politique, l’usage du droit de dissolution de l’Assemblée nationale par le Président de la République, dans les conditions de l’article 12 de la Constitution, ne serait alors pas envisageable puisque gelé jusqu’à l’été prochain… Le gouvernement technique ou de coalition, faute de moyens budgétaires, serait alors condamné à ne même plus pouvoir gérer les affaires courantes, ce serait alors un saut vers l’inconnu…