Par François Vergniolle de Chantal, politiste et professeur d’études américaines à l’Université Paris Cité.

Pour la première fois depuis cinq décennies, la convention démocrate redevient « ouverte ». Y-a t-il un risque que Kamala Harris ne soit pas élue dès le premier tour (on parle alors de brokered convention) ? Quelles dispositions s’appliquent ?

En décidant, après la clôture des primaires qu’il a remportées sans réelle opposition, de ne pas se représenter, Biden bouleverse la chorégraphie minutieusement préparée qui s’annonçait. Au lieu du traditionnel couronnement dans une ambiance festive où tout est joué d’avance, la convention démocrate 2024 devient un lieu de décision et, théoriquement, de risque, pour un parti où les divisions sont profondes. Les risques sont d’autant plus grands que les règles de la convention n’apportent pas de réponse claire. En l’absence de toute disposition constitutionnelle ou législative, les trois sources de droit sont les règlements des partis (fédérés et fédéral), les codes électoraux fédérés et les règles fédérales du financement électoral. Or, la décision de Biden teste les limites de ces dispositions, créant un espace d’improvisation qui pourrait aboutir à des contestations éventuelles devant les tribunaux, que ce soit par les Républicains ou d’autres Démocrates.

Colistière de Joe Biden, Kamala Harris a été officiellement adoubée par l’ex-candidat dans la demi-heure qui a suivi l’annonce présidentielle. Mais derrière l’apparente simplicité de ce transfert se cache le problème de sa légitimité.

Kamala Harris, légitime ?

Kamla Harris n’a participé à aucune primaire entre janvier et juin 2024. Et pour cause : seul Joe Biden était candidat. Elle a d’ailleurs reconnu immédiatement le problème de légitimité que cela posait en expliquant devoir « gagner » le vote des délégués engagés (pledged) pour Biden (près de 4000, représentant environ 15 millions d’électeurs). Les Républicains ne s’y sont pas trompés, qui dénoncent un véritable « coup d’Etat » contre Biden : le président-candidat a été écarté par les élites du parti contre l’avis des électeurs.

Le règlement de la convention n’est d’aucune utilité. Il stipule que les délégués doivent « refléter le sentiment de leurs électeurs ». En l’absence de toute formulation plus contraignante que cette clause de conscience, ils sont libres de leur vote. Kamala Harris ne récolte donc pas automatiquement les délégués de Biden et le parti n’a pas plus le pouvoir de leur imposer un vote. Un nouveau scrutin doit être organisé si aucun candidat n’a de majorité au premier tour.

Néanmoins, les tensions au sein du parti, pour être réelles, sont sans commune mesure avec ce qui existait en 1968, où le conflit vietnamien, les assassinats successifs de Martin Luther King puis de Robert Kennedy, dessinaient un paysage chaotique qui n’a pas d’équivalents actuels : malgré leur gravité, ni le conflit à Gaza, ni la tentative d’assassinat contre Trump ne sont comparables. Au contraire, et à la surprise de nombre d’observateurs qui voyaient dans Biden un garant de l’unité du parti, les Démocrates font preuve depuis dimanche d’un esprit collectif inattendu et animé par un seul objectif : la défaite de Trump. Ainsi, une majorité des délégations élues pour Biden (représentant plus de 1976 délégués) s’est déjà déclarée en faveur de Kamala Harris.

Elle pourrait par ailleurs bénéficier d’un « vote virtuel » d’ici le 7 août, une étape technique rendue nécessaire par une régulation électorale de l’Ohio et normalement sans enjeu. Elle prend ici une importance cruciale, d’autant que la Commission du Règlement de la convention a réaffirmé la nécessité de ce vote virtuel 48 heures avant l’annonce du retrait de Biden. Si le vote se tient, il pourrait, en l’absence de toute autre candidature déclarée, renforcer considérablement la position de Kamala Harris en amont de la convention. 

L’effacement du syndrome 1968

Jusqu’à présent, Kamala Harris ne bénéficiait pas de soutiens enthousiastes au sein du Parti démocrate : son profil de « progressiste californienne » (California liberal) offre en effet une cible de choix pour les Républicains, notamment sur les questions d’immigration que Biden lui avait largement déléguées. Le Republican National Committee (RNC) a d’ailleurs lancé une campagne médiatique d’une violence inouïe.

Pourtant, la toute nouvelle candidate bénéficie d’un retour en grâce fulgurant, motivé par la nécessité de faire front face à Trump. L’écrasante majorité de ses rivaux potentiels se sont ralliés ainsi que l’Establishment du parti, à l’exception notable de Barack Obama, qui semble vouloir se positionner comme arbitre neutre dans la convention. Ceux qui ont eu des velléités de candidature, comme le sénateur centriste Joe Manchin de Virginie Occidentale, ont rapidement reculé, illustrant ainsi que les instances du parti sont décidées à assurer une transition sans accroc.

Quant au financement de la campagne, les experts s’accordent sur la possibilité pour Kamla Harris de bénéficier des fonds disponibles, soit environ 96 millions de dollars. A ce stade, aucune contestation ne s’est faite entendre, même si la situation est inédite. Les coffres ont même continué à se remplir avec une levée de fonds de 50 millions de dollars supplémentaires dans les vingt-quatre heures, ce qui confirme sans nul doute que le départ de Biden a relancé une campagne démocrate qui s’enlisait.

Si Kamala Harris s’impose à Chicago, comme cela semble probable, elle le devra donc d’abord à un élan politique de l’Establishment du parti en sa faveur, par-delà l’enchevêtrement des dispositions juridiques. Restera alors pour la convention nationale à élire un colistier, sur lequel le suspense pour l’heure est entier.