Emmanuel Gaillard a disparu. Littéralement, comme on le dit d’un avion ou d’un navire qui était présent dans l’air ou sur la mer, et qui brusquement n’y est plus. Il venait de fonder son nouveau cabinet avec Yas Banifatemi et Mohammed Shelbaya, et il était en plein exercice de son métier d’avocat, lorsque la mort l’a saisi.

La communauté des juristes et particulièrement celle de l’arbitrage a été, à la nouvelle largement propagée dans la journée même, frappée de sidération. La cause en est le contraste entre cette brutale disparition et le caractère extraordinairement vivant, alerte, d’Emmanuel, son esprit jeune et créatif. Et plus encore : c’est une star qui disparaît, par son immense renommée mais aussi par le léger, et séduisant, mystère de sa personnalité.

Quelle énergie était la sienne ! Professeur de droit dès le début de sa carrière (avec une thèse remarquée sur Le pouvoir en droit privé), il l’est resté jusqu’au bout, ayant quitté Paris XII pour Sciences Po, puis ayant fait succéder au plaisir d’enseigner en français, en France et à des Français celui d’enseigner en anglais, à Yale et à Harvard, à des étudiants de toutes nationalités. Mais il avait ajouté très tôt au métier d’enseignant celui d’avocat, tout de suite orienté vers le domaine de l’arbitrage. Il y a été omniprésent, dans les affaires les plus considérables – il suffira de mentionner Yukos -, tantôt en tant que conseil, tantôt en tant qu’arbitre.

J’ai eu la chance, en qualité d’arbitre (et, une fois, d’adversaire), de beaucoup l’entendre plaider. Son style était particulier : il paraissait improviser, de façon parfois un peu hésitante au début, puis rapidement affermie, et dévastatrice à la fin. Il aimait aussi, bien qu’entouré d’une équipe, procéder lui-même aux contre-interrogatoires ; c’est peu dire qu’il était efficace dans cet exercice. Il m’a fait l’honneur, en tant que co-arbitre, de participer il y a quelques années à ma nomination comme président du tribunal, ce qui nous a donné l’occasion d’une passionnante délibération sur l’application dans le temps d’un traité d’investissement (je dois à la vérité de dire que je ne l’ai pas convaincu).

Son activité ne s’arrêtait pas là. Il s’est beaucoup impliqué dans les institutions qui oeuvrent pour le développement de l’arbitrage. Il a ainsi longtemps présidé le Comité international sur l’arbitrage de l’Association de droit international ; il a co-dirigé, dans les dernières années, le Journal du droit international (Clunet) ; surtout, il a fondé et animé pendant six ans, avec Yas Banifatemi, ce remarquable instrument de perfectionnement à l’arbitrage qu’est l’Académie de l’arbitrage (Arbitration Academy), ouverte aux praticiens, doctorants et autres, du monde entier, dont le succès ne se dément pas. Je l’ai dirigée après lui, sur sa proposition, et son sort est aujourd’hui entre les mains de Daniel Cohen.

Il a en fait consacré sa vie à l’arbitrage, à l’amélioration des pratiques, à la formation des jeunes, à la transmission de son savoir, et à la renommée de la place de Paris, dont il voulait hisser les couleurs au plus haut rang de la scène internationale.

Je n’ai pas encore parlé de ce qui fait qu’une fois oubliées toutes les affaires dans lesquelles il a défendu ou jugé, et toutes les activités bénévoles qu’il a exercées, son nom restera dans l’histoire du droit de l’arbitrage : son apport doctrinal. L’appellation est un peu étroite, car elle évoque une activité d’écriture quelque peu désincarnée ; or dans son œuvre la création repose non seulement sur sa science de professeur mais aussi sur sa réflexion à partir de son activité pratique. Très jeune il a participé, avec Berthold Goldman et Philippe Fouchard, à l’ouvrage fondateur qu’est le Traité de l’arbitrage commercial international. A côté de tels aînés, sa place était marquée dans le courant, essentiellement français au départ mais qui a rayonné, qui inscrit l’arbitrage international dans un droit transnational. Mais il s’est peu à peu démarqué de l’idée de lex mercatoria. D’une part, il insiste davantage sur l’apport, au cours même de l’instance arbitrale, d’une recherche de droit comparé, destinée à dégager la règle que l’arbitre appliquera. Il s’agit donc surtout d’une méthode, et non seulement d’un corpus préconstitué de règles. D’autre part, ce corpus, dont il ne remet pas en cause l’existence, n’est qu’un élément d’un ordre juridique dont les arbitres sont une composante essentielle et dont la force repose sur l’adhésion des Etats. Il a exposé cette idée d’un « ordre juridique arbitral » dans son mémorable cours à l’Académie de droit international de la Haye, intitulé Aspects philosophiques de l’arbitrage international. Mais son champ de réflexion s’est étendu à bien d’autres objets, à travers d’innombrables articles, notes, conférences, participations à des colloques. Reflet de sa pratique, il a beaucoup écrit sur l’arbitrage d’investissement ; il a tenu pendant longtemps la chronique de la jurisprudence du CIRDI au Clunet ; en dernier lieu il s’est intéressé au dérangeant problème des procédures parallèles.

Nous n’étions pas d’accord sur tout. J’ai la mémoire récente d’un colloque, à Dallas, où nous nous sommes opposés sur le bien-fondé de la jurisprudence Putrabali. Mais c’était, et cela l’a toujours été : plus que courtois, sympathique et même amical. Car Emmanuel, ce grand travailleur charismatique, redoutable dans les joutes arbitrales, était aimable, et aimé. Son jeune associé dans la nouvelle structure l’a, dès la nouvelle connue, exprimé de façon particulièrement émouvante.

Sa mort est une perte pour ses associés (auxquels va ma pensée), ses collaborateurs mais aussi pour Paris, et toute la communauté de l’arbitrage à travers le monde car sa pensée était connue au-delà des frontières de la France et même de l’Europe. Et c’est toujours sous le coup de l’émotion que je dis adieu au grand professeur, penseur et praticien qu’était Emmanuel Gaillard.

 

 Pierre Mayer, Professeur émérite de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Avocat au barreau de Paris