Par David Teurtrie, docteur en géographie, maître de conférences à l’ICES.

Quels sont les arguments du pouvoir et de l’opposition ?

Les opposants au texte estiment que le projet de loi met en danger la démocratie, car il reviendrait à stigmatiser les nombreuses associations géorgiennes qui viennent en aide à la société civile et bénéficient de financements internationaux. De plus, les contraintes administratives pour les ONG seraient telles qu’elles risqueraient de mener à leur fermeture, faute de moyens suffisants pour en respecter les règles. Ils estiment que le Rêve géorgien, au pouvoir depuis 12 ans, cherche à accroître son contrôle sur le pays selon des modalités similaires à ce qui s’est passé en Russie depuis 2012, après l’adoption d’une loi similaire sur les « agents étrangers ». C’est la raison pour laquelle ils la surnomment « loi russe », d’autant plus qu’ils soupçonnent l’oligarque Bidzina Ivanishvili, fondateur du Rêve géorgien et véritable homme fort du pays, de mettre en œuvre une politique favorable aux intérêts de la Russie, pays où il a fait fortune avant de rentrer en Géorgie au début des années 2010. Signe que le texte controversé est loin de faire l’unanimité parmi les élites géorgiennes, le très francophile ambassadeur géorgien en France, Gotcha Javakhishvili, a présenté sa démission, estimant qu’il lui était impossible de défendre une loi qu’il jugeait nuisible pour les intérêts de son pays. 

Cependant, pour le pouvoir, il s’agit de lutter contre les influences étrangères qui fragiliseraient ce petit pays dont 20 % du territoire est aux mains des séparatistes abkhazes et ossètes soutenus par Moscou. Les représentants du Rêve géorgien affirment qu’ils s’inscrivent dans une tendance plus large de lutte contre les ingérences et que cette loi serait en réalité inspirée de la loi américaine sur les agents étrangers qui date de 1938, toujours en vigueur aux Etats-Unis. Mamuka Mdinaradze, chef des députés du Rêve géorgien au parlement, a prétendu ne pas comprendre les critiques occidentales, en se référant notamment à la proposition de loi « Prévenir les ingérences étrangères en France » adoptée par l’Assemblée nationale en mars dernier : « quand nous sommes critiqués, quelqu’un devrait nous expliquer pourquoi ce qui ne serait pas possible en Géorgie le serait en France ou dans l’Union européenne sous une forme plus stricte ».

Quels sont les enjeux (géo)-politiques ?

La scène politique géorgienne est marquée par une forte polarisation avec l’opposition frontale entre le Rêve géorgien de Bidzina Ivanichvili et le Mouvement national de l’ancien président Mikheil Saakachvili. Ce dernier, qui avait quitté le pays en 2013et entamé une carrière politique mouvementée dans l’Ukraine post-Maidan, est rentré clandestinement en Géorgie en octobre 2021 en appelant ses partisans à se soulever. Ne parvenant pas à mobiliser comme il l’espérait, il est rapidement arrêté et purge une peine de prison pour abus de pouvoir et corruption.

Dénonçant le soutien accordé par Kiev à M. Saakachvili, le pouvoir accuse désormais l’opposition de vouloir organiser une révolution conduisant à un nouveau conflit avec la Russie : « le principal objectif de ces gens est d’ukrainiser la Géorgie, faire en sorte que la Géorgie partage le sort de l’Ukraine », a ainsi déclaré le Premier-ministre géorgien Irakli Kobakhidze. En retour, l’opposition accuse le pouvoir d’être « pro-russe » du fait d’accointances supposées avec Moscou. Cette accusation pourrait paraître paradoxale dans la mesure où la Géorgie gouvernée par le Rêve géorgien a signé un accord d’association avec l’Union européenne en 2014, obtenu le statut de candidat officiel à l’UE fin 2023 et est candidate à l’OTAN qui considère le pays comme l’un des « plus proches partenaires » de l’Alliance. De plus, la Géorgie n’entretient toujours pas de relations diplomatiques avec la Russie. Néanmoins, le refus de Tbilissi de prononcer des sanctions à l’égard de la Russie et le rétablissement des relations aériennes avec le voisin russe en 2023 ont donné l’impression que le pouvoir géorgien prenait le contre-pied des Occidentaux depuis le début de la guerre en Ukraine. Surtout, Bidzina Ivanichvili, pourtant décoré de la Légion d’honneur par la France, s’est fait de plus en plus virulent à l’égard de l’Occident : il parle du « parti de la guerre » qui n’aurait d’autre objectif, selon lui, que « d’ouvrir un second front » en provoquant un nouveau conflit russo-géorgien. Enfin, le Rêve géorgien s’est rapproché de l’Église orthodoxe géorgienne et des milieux conservateurs qui sont opposés aux évolutions sociétales qu’ils associent à l’intégration européenne.

Soutenue par Washington, qui menace le gouvernement géorgien de sanctions, la présidente géorgienne Salomé Zourabichvili, une ancienne diplomate française, a mis son véto à la loi sur « l’influence étrangère » qu’elle décrit comme « russe dans son essence ». Mais le gouvernement dispose d’une majorité suffisante au Parlement pour passer outre et semble déterminé à aller jusqu’au bout avec, pour horizon, les élections législatives prévues pour octobre 2024.