Voici l’hommage à Emmanuel Gaillard que le professeur Thomas Clay va publier au Recueil Dalloz.

L’onde de choc s’est propagée sur la planète arbitrage en quelques minutes et l’a figée le temps d’une sidération qui ne s’est toujours pas dissipée : l’arbitrage venait de perdre sa boussole, son guide, son cap, le professeur Emmanuel Gaillard. Fauché en pleine santé et en pleine audience, par une dissection aortique qui ne lui a laissé aucune chance, il est mort brutalement à soixante-neuf ans. Avec lui, c’est un pan entier de l’influence de la doctrine française en matière d’arbitrage qui disparaît, et plus généralement de la culture juridique française. La perte est incommensurable.

Dix-sept ans après le funeste accident qui a coûté la vie dans des conditions dramatiques à Philippe Fouchard, la malédiction a encore frappé pour arracher à la vie prématurément le plus grand juriste français spécialisé en droit de l’arbitrage international.

« Monument », « totem », « génie », « icône », « légende », à peine la terrible nouvelle connue que les messages affluaient du monde entier, avec les qualificatifs les plus élogieux les uns que les autres, à la hauteur du choc et du vide. Mieux, dans ce monde de l’arbitrage international où les rivalités sont fortes et les envieux nombreux, Emmanuel Gaillard, le plus brillant d’entre tous, a toujours réussi le tour de force de n’être critiqué par personne parce qu’admiré par tous. Il était le Français, spécialiste d’arbitrage, le plus connu à l’étranger. Il était notre fierté et notre étendard.

Né un 1er janvier, mort un 1er avril, Emmanuel Gaillard a toujours été le premier. Il l’a même été doublement car il n’en existe pas d’autre, à ma connaissance, ayant à ce point parfaitement réussi les deux carrières d’universitaire et d’avocat.

Universitaire, il l’était totalement. Après sa thèse rédigée à l’Université Paris II sous la direction du doyen Gérard Cornu sur « La notion de pouvoir en droit privé » et son agrégation de droit privé obtenue dans la foulée, en 1982, il fut nommé à l’Université Paris XII dans laquelle il passera 26 ans. Faute d’être accueilli dans une université de Paris intra-muros – sans doute en raison de son profil inclassable – il finit par rejoindre en 2012 l’École de droit de Sciences Po, puis Harvard et Yale où il enseignait chaque année. Excusez du peu. Professeur admiré et aimé de ses étudiants, dirigeant des thèses marquantes, il avait aussi créé en 2011 l’Académie de l’arbitrage international qui accueille chaque année près de 200 étudiants venus du monde entier.

Non seulement il ne cessa jamais d’écrire, mais il transforma même en profondeur sa discipline. À la fois comme coauteur de Philippe Fouchard et Berthold Goldman dans leur indépassable traité publié en 1996 qui fait toujours autorité, mais aussi seul, avec d’innombrables livres et articles, en plusieurs langues, qu’on ne peut citer ici, comme celui sur la confidentialité de l’arbitrage en 1987, celui sur l’effet négatif de la compétence-compétence en 2000, comme encore, en matière d’arbitrage d’investissement, dont il avait anticipé l’évolution avant tout le monde, une fois de plus. Lorsque la matière émergea vraiment en doctrine et en pratique au tournant des années 2000, lui tenait déjà la chronique de référence au Clunet depuis 13 ans… En 2017, c’est son Guide sur la Convention de New York, adossé à un site internet et en partenariat avec l’ONU et l’Université de Columbia, qui étonna, une fois encore.

Capable de la plus grande maîtrise technique de la discipline, il fut aussi celui qui savait s’élever, et s’interroger au prisme d’autres sciences, la sociologie et la philosophie notamment. La sociologie, ce fut sa conférence éblouissante le 27 mars 2015 au Collège des Bernardins, dans une ambiance où le mystique le disputait au sacré, la meilleure communication à laquelle j’aie jamais assisté, comme je l’avais immédiatement et publiquement exprimé alors. La philosophie, ce fut ce livre majeur « Aspects philosophiques du droit de l’arbitrage international », paru en 2008, tiré de son cours à l’Académie de droit international de La Haye, traduit en de nombreuses langues (dont le chinois, l’arabe, etc.), qui inaugura même le format poche pour, tel un bréviaire, l’avoir toujours sur soi, et qui bouleversa la matière. Il n’est de spécialiste de l’arbitrage qui n’ait lu, relu, sinon dévoré ce livre qui était celui de la maturité. Personne d’autre qu’Emmanuel Gaillard n’aurait pu l’écrire. Après la sociologie et la philosophie, il promettait même un prochain livre sur la psychiatrie de l’arbitrage. On en salivait à l’avance.

Défenseur inlassable de la conception française délocalisée de l’arbitrage international, de cette école de pensée née à Dijon et exportée dans le monde entier, notamment grâce à l’Institut d’arbitrage international qu’il avait créé en 2001 et présidait toujours, Emmanuel Gaillard ne rechignait pas à la disputation, y compris à l’étranger, en français ou en anglais, pour ne rien céder aux partisans de l’uniformité. Cette vision de l’arbitrage a été consacrée dans la réforme du droit français de l’arbitrage de 2011, à laquelle sa contribution a été majeure.

Co-directeur du célèbre Clunet depuis 2018, Emmanuel Gaillard était un penseur absolu et un modèle d’universitaire. Des Mélanges en son honneur sont d’ailleurs d’ores et déjà en préparation, et il devait dispenser le cours général de l’Académie de droit international de La Haye à l’été 2022.

Mais il était tout autant un avocat exceptionnel, et c’est sa deuxième carrière. Inscrit au Barreau dès 1977, il fit un passage au cabinet Bredin Prat, avant de créer de toute pièce en 1987 à Paris le département « Arbitrage » du cabinet américain Shearman & Sterling, qui devint rapidement la référence mondiale, réunissant la plus grande équipe d’avocats spécialisés. Sa réussite fut telle qu’Emmanuel Gaillard fut le premier non-Américain à intégrer le Policy Committee du cabinet au niveau global, et il dirigea non seulement le bureau parisien, mais même le groupe d’arbitrage, au plan mondial, pendant des décennies. L’idylle dura 34 ans…

Pendant cette période, il travailla sur les plus beaux dossiers, comme avocat ou comme arbitre, dont bien sûr l’affaire Ioukos, un arbitrage à 50 milliards de dollars qu’il gagna contre la Russie, ce qui lui valut à la fois une nouvelle notoriété, au point que Vanity Fair le classa en 2014 parmi les 50 Français les plus influents au monde, mais aussi menaces et avanies de toutes sortes, qui ne l’ont nullement fait fléchir. Même lorsqu’il était avocat, il formait les jeunes, et il a su s’entourer d’une équipe, devenus les meilleurs de leur génération, Philippe Pinsolle, bien sûr, mais aussi John Savage, Todd Wetmore, Benjamin Siino et évidemment Yas Banifatemi, devenue son double. C’est avec les deux derniers cités, notamment, que, il y a deux mois, il s’était lancé dans une nouvelle aventure professionnelle, en créant ex nihilo un nouveau cabinet, Gaillard Banifatemi Shelbaya Disputes, déjà fort de 8 associés et 30 collaborateurs, présent à Paris, Londres et New York et capable de travailler en… 19 langues. Là encore, personne n’avait osé faire cela auparavant. L’œil rieur, il s’en amusait, et retrouvait, à 69 ans, une fougue adolescente, prêt à embrasser une nouvelle étape de sa vie.

C’est sous ses nouvelles couleurs que je devais le retrouver dans trois semaines pour des audiences où il agirait comme conseil et moi comme arbitre, et je me réjouissais d’entendre à nouveau ses redoutables plaidoiries au couteau, où la précision et la hauteur de vue séduisaient bien plus encore que n’importe quel effet de manche. Ce rendez-vous n’aura pas lieu, pas plus que nos rencontres régulières depuis que, en janvier 2000, il avait siégé comme rapporteur dans mon jury de thèse. Immédiatement après nous étions devenus amis, réunis par une même passion et une même conception de l’arbitrage international. Au fil de nos pérégrinations et voyages à l’étranger, notamment au Brésil ou en Colombie, notre amitié avait pris un tour plus personnel car Emmanuel se livrait enfin, lui qui le faisait peu. De mon côté, je le consultais avant tout choix important. C’était un être joyeux, drôle, généreux, brillant, attentionné et malgré tout modeste. Il avait une allure de jeune homme, une vie saine et sportive qui ne pouvait laisser présager une fin si proche et si brutale. Je pense à ses deux fils auxquels il était si lié. Je pense à ses associés et ses collaborateurs. Je pense à tous ceux qu’il a inspirés ou formés. Je pense au vide abyssal qu’il laisse et qui ne sera jamais compensé. C’était un maître, un mentor et un modèle. Je l’admirais et je l’aimais.

Thomas Clay, Professeur des Universités