Par, Kami Haeri, avocat associé, cabinet Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan, ancien membre du Conseil de l’Ordre, ancien Secrétaire de la Conférence, et Benoît Javaux, avocat of counsel du cabinet Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan, médiateur

Depuis le début de la crise sanitaire, les pouvoirs publics essayent de trouver un difficile équilibre entre l’impératif de santé publique, la protection des droits des justiciables et la prévisibilité des règles de procédures. Le service public de la justice a en effet été profondément impacté par la pandémie Covid-19. Des plans de continuation d’activité ont été mis en œuvre dans les différentes juridictions en application de la circulaire du 14 mars 2020 adaptant l’activité pénale et civile des juridictions. Les juridictions limitent désormais leurs activités au traitement des contentieux urgents. La Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 est venue sécuriser le cadre juridique des mesures prises et habiliter le gouvernement à prendre des ordonnances à des fins d’efficacité. L’Ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 a ainsi adapté les règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale.

Dans ce contexte exceptionnel, se pose la question des moyens à la disposition des justiciables pour protéger leurs droits et notamment pour conserver ou établir des faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige antérieur à ou né pendant la période d’état d’urgence sanitaire. Sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile (« CPC »), il est en effet en temps normal possible d’obtenir la désignation d’un technicien (pour constater et analyser par exemple les désordres ou les causes d’un incendie dans un immeuble, ou pour apprécier une opération envisagée ou réalisée par les dirigeants de la société), d’obtenir sous astreinte la communication d’informations ou encore d’envoyer un huissier de justice saisir des éléments dans les locaux d’un futur adversaire ou d’un tiers. Compte-tenu des circonstances exceptionnelles actuelles, le recours aux mesures probatoires de l’article 145 du CPC est désormais sujet à une condition supplémentaire d’urgence ainsi qu’à certains obstacles pratiques, qui viennent s’ajouter aux conditions classiques.

Quelles sont les conditions classiques pour obtenir une mesure probatoire sur le fondement de l’article 145 du CPC ?

L’article 145 du CPC dispose que « S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».

Le demandeur doit donc prouver que la mesure d’instruction qu’il sollicite est justifiée par un motif légitime. Il n’a pas en revanche à prouver le bien-fondé des actions qu’il pourrait ou non introduire, justement parce qu’elles dépendent au moins partiellement des éléments qu’il entend obtenir grâce à la mesure probatoire (Cass. Civ. 2ème, 6 novembre 2008, n° 07-17.398). Selon la jurisprudence, seule une prétention manifestement vouée à l’échec peut justifier le rejet d’une mesure sollicitée sur ce fondement (Cass. Civ. 2ème, 21 mars 2013, n° 12-15.304). Pour être recevable, la demande (requête ou assignation en référé) doit être introduite avant tout procès au fond ayant le même objet (Cass. Com. 16 avril 1991, n° 89-14.237).

Le demandeur agira en référé lorsqu’il n’existe pas de raison de déroger au principe du contradictoire. C’est en principe le cas lorsque la demande tend à obtenir la désignation d’un expert judiciaire ayant pour mission de constater les dégâts causés par un incendie et d’apprécier les responsabilités techniques et les conséquences financières. Toutes les parties intéressées, dont les assureurs, ont intérêt à être dans la cause. Une autre hypothèse concerne en principe la demande de production sous astreinte de documents dont l’existence est avérée. La procédure est alors la procédure de référé classique devant le Tribunal judiciaire ou le Tribunal de commerce compétent. Cette procédure est introduite par une assignation signifiée à l’adversaire par un huissier de justice. Elle est contradictoire.

Pour procéder par requête cette fois, le demandeur devra – en plus des conditions déjà évoquées – justifier qu’il est nécessaire de déroger au principe de la contradiction. A cette fin, il invoquera le plus souvent un risque de dépérissement des éléments de preuve et expliquera que l’effet de surprise permis par l’absence de contradictoire est un élément clé de l’efficacité et de l’utilité de la mesure sollicitée (Cass. Civ 2ème, 7 mai 2008, n° 07-18.012). La voie procédurale de la requête est principalement utilisée pour obtenir la désignation en justice d’un huissier – le plus souvent accompagné d’un expert informatique – afin qu’il procède à la saisie de documents (en format papier ou électronique) dans les locaux d’une entreprise contre laquelle l’on envisage d’introduire une action au fond (ou dans les locaux d’un tiers possédant ces documents). L’ordonnance prévoira en principe un séquestre des documents, ce qui est quasiment systématique lorsque les documents dont la saisie est demandée sont susceptibles d’être protégés par le secret des affaires (art. R. 153-1 du code de commerce). L’adversaire aura la possibilité d’agir en rétractation devant le même juge pour contester la réunion des conditions ayant justifié l’octroi de l’ordonnance sur requête.

Que change l’état d’urgence sanitaire ?

L’état d’urgence sanitaire a été déclaré à compter du 24 mars 2020 et pour une durée de deux mois par l’article 4 de la Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19. Le Décret d’application n° 2020-293 du 23 mars 2020 tel que modifié a notamment confirmé l’interdiction temporaire de tout déplacement de personne hors de leur domicile sauf exceptions limitatives, dont les « trajets entre le domicile et le ou les lieux d’exercice de l’activité professionnelle et déplacements professionnels insusceptibles d’être différés » et les « déplacements résultant d’une convocation émanant d’une juridiction administrative ou de l’autorité judiciaire ».

L’instauration de l’état d’urgence sanitaire s’inscrit dans les démarches prises depuis le début de la crise pour assurer la continuité du service public de la justice et son adaptation aux mesures de prévention et de lutte contre le Covid-19. Cette adaptation a principalement été réalisée par la circulaire du ministère de la Justice du 14 mars 2020 et par la mise en œuvre de plans de continuation d’activité dans les différentes juridictions. S’il existe des différences entre les juridictions, le principe commun est de limiter les activités en les recentrant sur les contentieux urgents. Ainsi, pour prendre l’exemple des juridictions parisiennes en matière civile et commerciale :

  • Au sein du Tribunal judiciaire de Paris, toutes les audiences au fond et en référé programmées sont annulées. Les délibérés prévus à compter du mardi 17 mars 2020 sont prorogés. Aucune diligence n’est requise des parties et les messages RPVA (Réseau Privé Virtuel des Avocats) ne sont pas traités. Seules les urgences civiles en pratique absolues (référés et requêtes) sont traitées à compter du lundi 16 mars 2020. La Direction des Affaires Civiles et du Sceau (DACS) a également publié le 19 mars 2020 une « dépêche sur l’audiencement des référés civils et la conservation des procédures sur requête urgentes ».
  • Au sein du Tribunal de commerce de Paris, toutes les audiences de fond sont annulées. En cas d’urgence caractérisée, une audience de référé pourra être tenue et un juge pourra recevoir les parties pour traiter les requêtes.

L’urgence devient ainsi un critère pour toutes les demandes et donc un filtre des actions judiciaires en cette période d’état d’urgence sanitaire. En effet et bien que la question ait pu se poser, rien n’indique que les contentieux concernés se limitent aux seuls référés et procédures sur requête dont les textes exigent l’urgence, ce qui priverait d’office les justiciables de la possibilité de protéger leurs droits dans des contentieux où l’urgence est réelle sans pour autant constituer une condition textuelle de l’action. L’Ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 adapte d’ailleurs les règles applicables aux procédures en référé, sur requête et au fond, ce qui confirme l’appréciation large de l’urgence. Les mesures d’instruction de l’article 145 du CPC devraient donc pouvoir être sollicitées en cas d’urgence, et cela alors même qu’après des incertitudes jurisprudentielles la condition d’urgence avait été abandonnée en la matière (par exemple, Cass. Civ. 2ème, 15 janvier 2009, n° 08-10771). Cette exigence est néanmoins conjoncturelle et n’a pas vocation à perdurer au-delà des perturbations créées par la pandémie Covid-19.

Dans ce contexte, il nous semble que l’urgence en matière de mesures probatoires de l’article 145 du CPC pourrait en particulier s’apprécier en fonction :

  • de la nécessité d’obtenir des preuves rapidement car l’action subséquente en dépend et est elle-même urgente. L’on pense par exemple à une demande d’expertise afin d’apprécier l’intérêt social d’une opération projetée par les dirigeants d’une entreprise. L’urgence pourrait naître des conséquences excessives de l’opération pour l’entreprise elle-même ou pour certains actionnaires en particulier si l’opération bénéficiait aux seuls majoritaires (cession d’actifs à une entreprise liée aux actionnaires majoritaires par exemple). Une autre hypothèse envisageable serait une demande aux fins d’identification de l’utilisateur d’une adresse IP ayant servi pour expédier un e-mail frauduleux (piratage ou fraude au dirigeant par exemple). Cette identification permettrait de pouvoir agir contre l’auteur, l’urgence pouvant résulter du préjudice effectivement causé.
  • du risque de dépérissement des éléments de preuve. La désignation d’un technicien peut s’avérer nécessaire pour procéder rapidement à des constats dans l’hypothèse d’un immeuble menaçant de ruine (seule hypothèse citée en exemple par le communiqué du Tribunal judiciaire de Paris) ou d’un incendie (T. com. Paris, référé, 4 décembre 2014, n° 2014067029). Parmi les autres hypothèses, l’on pense à des constats d’arrêt de chantier ou de non-respect des règles spécifiques à la période d’état d’urgence sanitaire (réglementation des tarifs des gels hydroalcooliques par exemple).

Quelles sont les complications pratiques qui peuvent résulter de ces nouvelles contraintes ?

L’état d’urgence sanitaire génère un certain nombre de complications pratiques qu’il ne faut pas négliger avant de décider de solliciter en justice des mesures probatoires.

En premier lieu, en application de l’Ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020, les règles de compétence territoriale pourront être modifiées si une juridiction du premier degré était dans l’incapacité de fonctionner. Il faudra donc vérifier ce point avant toute démarche. Les juridictions parisiennes ne sont dans les faits pas concernées par cette modification des règles de compétence et ne devraient pas l’être pendant la durée de l’état d’urgence.

S’agissant du Tribunal judiciaire de Paris, il conviendra d’aviser le service des référés par e-mail [email protected] de l’intention de soutenir une requête. Pour le Tribunal de commerce de Paris, un rendez-vous devra être pris avec un juge en utilisant l’adresse [email protected]. Dans les deux cas, si une représentation par avocat n’est pas obligatoire, elle est néanmoins fortement conseillée en cette période.

En second lieu, pourraient apparaitre des obstacles relatifs au comportement et aux modalités d’intervention des personnes (autres que le juge) impliquées dans l’obtention et, le cas échéant, la mise en œuvre des mesures d’instruction.

Un obstacle pourrait ainsi être lié au comportement de la partie adverse, par exemple physiquement empêchée de se défendre ou qui invoquerait cet empêchement à des fins tactiques dans le cadre d’une procédure contradictoire. A cet égard, nous rappellerons que le juge apprécie souverainement si l’adversaire a disposé d’un temps suffisant pour préparer sa défense lorsque ce dernier est présent à l’audience et que le juge a la faculté – mais pas l’obligation – de reporter l’audience en l’absence de l’adversaire. Nouveauté de l’Ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 applicable jusqu’au 24 juin 2020 (sauf prorogation de l’état d’urgence sanitaire), le juge des référés peut également « rejeter la demande avant l’audience, par ordonnance non contradictoire, si la demande est irrecevable ou s’il n’y a pas lieu à référé » (art. 9), formulation qui n’est pas sans soulever des questions puisqu’un juge décide qu’il n’y a pas lieu à référé lorsque les conditions du référé ne sont pas réunies. Ce pouvoir extraordinaire est donc potentiellement extrêmement large.

Le comportement de la partie requise dans les locaux de laquelle serait mise en œuvre la mesure d’instruction doit également être appréhendé. Les opérations d’expertise judiciaire doivent en principe être contradictoires et, dans certaines hypothèses, se dérouler sur les lieux des faits directement pertinents (incendie, chantier, etc.). Si rien n’interdit la mise en œuvre d’une mesure dans un lieu fermé, il convient d’anticiper un possible recours des personnes requises (que ce soit au titre de l’action en rétractation ou dans le cadre de l’instance principale, au fond), même à des fins tactiques, sur le fondement d’un manque de respect du contradictoire, d’une impossibilité matérielle d’assurer un contrôle de la mesure (même si une telle faculté appartient au juge du fond, saisi de toute difficulté dans l’exécution de la mesure), la mise ne œuvre de l’ordonnance risquant d’être perçue comme disproportionnée. Par ailleurs, lorsque la mission fixée par l’ordonnance obtenue sur requête consistera à ce qu’un huissier – assisté le cas échéant d’un expert informatique – se rende dans les locaux d’une société pour saisir des documents papier et sous format numérique, il faudra là-aussi qu’il puisse y accéder, ce qui suppose en principe que l’entreprise soit ouverte ou le recours à la force publique (lequel est déjà très difficile à obtenir en temps normal).

De même, une autre attention légitime doit être portée à la question de la disponibilité des huissiers de justice et des experts judiciaires. Tous en effet ne sont pas en mesure d’exercer leur activité dans les meilleures conditions en cette période d’état d’urgence sanitaire. Or les huissiers ont un monopole pour certaines mesures, telles que la signification des actes judiciaires et la réalisation de saisies. Il faudra donc s’assurer au préalable de la disponibilité de plusieurs huissiers de justice et experts judiciaires, en particulier pour éviter que le juge ne mandate des personnes qui, en pratique, ne seraient pas à même d’exécuter leur mission. A supposer même qu’ils soient disponibles, il sera nécessaire d’anticiper les conditions de réalisation de la mission afin de limiter, et si possible d’exclure, les situations potentiellement à risque d’un point de vue sanitaire dans le projet d’ordonnance lui-même et, dans tous les cas, en cours d’exécution. Il faudra ainsi, selon nous, privilégier les visioconférences quand cela est possible et pertinent, intégrer les consignes de sécurité dans le projet d’ordonnance, éviter les contacts, etc. En tout état de cause, si ces mesures n’étaient pas anticipées, l’on ne peut pas exclure que l’huissier et/ou l’expert n’exécute pas, ou pas en totalité, leur mission, ou la reporte à plus tard.

En conclusion, l’article 145 du CPC constitue dans notre environnement probatoire – et déjà en temps normal – une mesure exceptionnelle par sa mise en œuvre et sa portée. Les contrariétés, difficultés ou différends de nature économique et/ou contractuelle apparaissant dans la période actuelle peuvent néanmoins justifier la mise en œuvre de contentieux et, partant, de mesures probatoires. Le recours à l’article 145 n’est pas interdit. Mais ce texte, si souple dans sa rédaction qu’il a donné lieu à une jurisprudence abondante afin d’y apporter lisibilité et équilibre, devra nécessairement être appréhendé avec une plus grande attention afin d’en assurer la stabilité judiciaire et, par conséquent, la pertinence par rapport aux enjeux du futur litige.

 

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