Par Sarah Cassella, professeur de droit à l’Université du Mans, co-directrice du Themis-UM, membre associé du Centre Thucydide de l’Université Panthéon-Assas

Le Président de la République a clairement signifié que nous sommes en « guerre sanitaire », le Parlement a déclaré un « état d’urgence sanitaire » : ces circonstances exceptionnelles provoquent comme toujours et naturellement un état de sidération, de mobilisation, d’union pour vaincre « l’ennemi » dont, cette fois-ci, la taille est inversement proportionnelle à la capacité de nuisance. Le temps des responsabilités n’est donc pas encore venu, c’est la raison pour laquelle nous ne posons pas aujourd’hui la question en ces termes mais, de façon spéculaire, nous souhaitons rappeler les obligations internationales sanitaires qui incombent actuellement à tous les États.

Cela pour deux raisons : jusqu’ici peu de place a été faite dans les débats au droit international (chaque État s’étant replié à l’intérieur de ses frontières où cependant ces obligations s’appliquent), qui a pourtant une fonction centrale dans ce domaine. De plus, l’idée de mettre en avant les obligations dont l’inobservation en l’espèce pourrait parfaitement permettre d’engager la responsabilité de plusieurs États ne vise pas tant à sanctionner les manquements observés, mais plutôt, dans une démarche prospective, à susciter des réflexions sur la prévention des prochaines crises sanitaires – pandémies, osons le mot – qui, si rien ne change, se reproduiront probablement avec des conséquences au moins aussi graves, selon les scientifiques.

Pendant très longtemps le domaine de la protection de la santé a relevé presqu’uniquement de la compétence étatique si l’on excepte les quelques clauses de quarantaine dans des traités de commerce anciens ou encore les règles du droit international humanitaire concernant la protection des malades et blessés en situation de conflit armé. Le contexte est très différent aujourd’hui, l’interdépendance croissante et le développement exponentiel des échanges ayant transformé les risques pour la santé en risques globaux : les acteurs à l’origine de ces risques sont multiples et variés (États, acteurs privés, organisations internationales) et une action (ou une carence) spécifique est susceptible de contribuer à provoquer des dommages planétaires, sous la forme par exemple d’une pandémie. On est bien loin du simple dommage transfrontière…

Face à ces nouveaux risques et à l’impossibilité de leur prise en compte dans un cadre purement étatique, l’internationalisation de la protection de la santé s’est remarquablement développée. Trois volets de cette internationalisation peuvent être mis en exergue.

  • Le Règlement sanitaire international de l’OMS a été révisé en 2005 et prévoit une série d’obligations spécifiques relatives à la sécurité sanitaire afin de répondre à une « urgence sanitaire d’intérêt international » : les obligations de prévention, qui pèsent indistinctement sur les 194 États parties, concernent notamment la déclaration d’une urgence sanitaire et des maladies infectieuses répondant à certains critères, le partage des informations de manière prompte et transparente, l’échange de données épidémiologiques, le partage des avancées de la recherche, le renforcement des systèmes nationaux de santé…
  • L’obligation internationale coutumière ancienne visant l’interdiction de causer un préjudice à d’autres États et à leurs ressortissants à partir du territoire étatique (« no harm rule ») s’est développée et s’applique aujourd’hui de façon extraterritoriale, en fonction du critère du contrôle exercé par l’État sur l’activité présentant un risque. Il s’agit d’une obligation de prévention relevant de la due diligence : lorsqu’il a connaissance du risque, l’État doit déployer tous les moyens raisonnablement à sa disposition afin de prévenir sa réalisation. Le renvoi au standard de due diligence permet de couvrir aussi bien une obligation générale de moyens (on ne requiert pas de l’État le résultat d’empêcher la pandémie), mais aussi des obligations ponctuelles de résultat telles que l’alerte prompte et le partage d’informations avec les autres États.
  • Les obligations relevant du droit à la santé prévues par plusieurs traités de protection des droits de l’homme ou consacrées par la jurisprudence des organes conventionnels de contrôle et fréquemment introduites dans les constitutions nationales sont nombreuses et évolutives. Pour ne citer que lui, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a détaillé dans son observation générale n°14 du 11 août 2000 les différentes obligations issues du droit à la santé tel que prévu dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (auquel sont parties 170 États parmi lesquels la Chine depuis 2001) : au titre des obligations de résultat, on peut citer celle d’informer les États et personnes concernés de l’existence de risques pour leur santé dès que ceux-ci sont connus. Au titre des obligations de moyens, figure celle de mettre en place un système sanitaire adéquat, capable de faire face à des situations d’urgence. De façon intéressante, l’obligation de prendre des mesures de protection de l’environnement pour des raisons de prévention des risques sanitaires fait partie de la liste…

Si l’on s’en tient à la seule responsabilité étatique – celle des organisations internationales mérite une analyse à part – l’application de ces obligations internationales à la crise du Covid-19 indique, en premier lieu, que la Chine avait et a encore toute une série d’obligations : elle aurait dû alerter l’OMS et informer les autres États des risques connus d’épidémie dès qu’elle en a eu connaissance. Or l’on sait désormais que le premier cas a été identifié dès novembre 2019, que plusieurs médecins de Wuhan ont donné l’alerte fin décembre mais les autorités chinoises ont refusé de les croire et les ont arrêtés le 1er janvier (ils ont été réhabilités par la Cour suprême populaire depuis, mais l’un d’eux est mort). Ces carences ont entraîné un retard dans la prise de mesures de confinement et ont au moins contribué à la propagation mondiale du virus qui a contraint l’OMS à reconnaître l’existence d’une pandémie le 12 mars 2020.

Or il existe un précédent à tout cela : l’épidémie de SRAS (lui aussi de la famille des coronavirus) qui s’était propagée dans une trentaine de pays à partir de la Chine en 2002. A l’époque les autorités chinoises avaient tardé à diffuser les informations relatives au risque de propagation, alors qu’elles en avaient connaissance ; l’obligation de transparence a été davantage respectée en 2020, mais cela n’a pas suffi à éviter la réalisation du risque de pandémie. En second lieu, si l’on reprend l’ensemble des obligations susmentionnées, la plupart des autres États (y compris la France, cf plusieurs textes de cette chronique) sont également concernés par les obligations liées au droit à la santé, notamment pour ce qui relève de la préparation et des moyens alloués à leurs services de santé, des méthodes de gestion de la crise (telles que la constitution d’une réserve et la fourniture de masques, les choix de dépistage…).

Au-delà des questions qui se poseront peut-être plus tard – qui peut demander l’indemnisation des immenses préjudices ainsi causés ? de la part de qui ? en fonction de quels faits illicites ? – se pose, pour le futur, la nécessité de tenir compte de cette alerte, qui se présente à bien des égards comme une rupture.

Le Président de la République a souligné dans son allocution télévisée qu’une fois la crise surmontée il faudra en tirer les conséquences, toutes les conséquences. Du point de vue du droit international, ce qui apparaît d’ores et déjà est que, si l’on veut éviter la reproduction de ce type de situation – probable, notamment en lien avec les changements climatiques, selon les experts – les régimes juridiques que nous connaissons actuellement ne pourront pas ignorer cette

rupture. La santé ne pourra plus servir uniquement de variable d’ajustement, de motif de dérogation à d’autres obligations – dans le domaine économique par exemple – contenu dans des clauses de sauvegarde. Il ne sera plus possible de retarder le respect du principe d’intégration issu du droit de l’environnement et qui implique la prise en compte d’impératifs extérieurs – tels que la protection de la santé ou encore la lutte contre les changements climatiques, ces derniers ayant un lien avec la multiplication et la propagation des virus – dans toute prise de décision, au niveau national comme au niveau international.

En bref, le droit international nous dit que la pandémie actuelle et les innombrables préjudices qui en découlent n’auraient pas simplement pu être évités ou limités, ils auraient dû l’être et que si l’on souhaite empêcher à l’avenir la répétition de ce scénario, dans ce domaine, comme ailleurs, cette crise impose un tournant inédit.

 

Sarah Cassella est l’auteur de « Quelle(s) responsabilité(s) en cas d’atteinte à la santé ? », pp. 163-184, in : SFDI – Colloque de Rennes. Le droit international et la santé, Paris, Pedone, 2019 et « Responsabilité(s) de l’État pour le risque global lié aux changements climatiques », Revue générale de droit international public, 2019, n°2, pp. 363-389.

 

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