Par Sylvain Thiery, Maître de conférences à l’Université de Lille

Pourquoi la CNDA a-t-elle réuni une grande formation sur la question de l’identification d’un groupe social regroupant l’ensemble des femmes d’un État considéré ?

Parmi les cinq motifs de persécutions qui entraînent l’octroi du statut de réfugié au sein du célèbre article 1er, A, 2), de la Convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugié, figure « l’appartenance à un certain groupe social ». Selon les sources nationales, européennes, et internationales, l’identification d’un groupe social s’opère lorsque les membres d’un tel groupe partagent une caractéristique innée ou une histoire commune qui ne peut être modifiée, ou encore une caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce, et que ce groupe a son identité propre dans le pays en question parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante. Dès lors, il convient de reconnaître l’existence d’un groupe social afin de vérifier si l’appartenance à ce groupe conduit à un risque de persécutions. En ce sens, la CNDA a déjà pu reconnaître des groupes sociaux de personnes en raison de leur orientation sexuelle, d’un risque d’exposition à un mariage forcé ou à un réseau de traite des êtres humains tels que les réseaux de prostitution, ou encore un risque d’exposition à la pratique de l’excision. La juridiction spécialisée en droit d’asile n’avait néanmoins jamais statué sur le point de savoir si les femmes, dans leur ensemble, pouvaient constituer un groupe social.

La réunion de la grande formation pour répondre a une telle interrogation provient d’une jurisprudence récente de la Cour de justice de l’Union européenne qui indique précisément que le groupe des femmes, pris dans leur ensemble, dans une société au sein de laquelle le respect de l’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas assuré au point d’entrainer un risque de persécutions pour toutes les femmes, peut constituer un groupe social. Dans cette décision rendue le 16 janvier 2024, la Cour de justice avait en effet été saisie sur renvoi préjudiciel par une juridiction bulgare sur l’interprétation à donner de la notion de groupe social dans un cas d’espèce qui concernait une femme de nationalité turque et d’ethnie kurde qui demandait une protection après des mauvais traitements reçus en raison de sa condition de femme subissant des violences domestiques. La réponse apportée par la Cour de justice a permis d’interpréter la notion de groupe social et de considérer, entre autres aspects, que les femmes dans leur ensemble pouvaient, dans une société donnée, constituer un groupe social. Invoquée à plusieurs reprises par des requérantes depuis le rendu de cet arrêt, notamment de nationalité afghane, l’appartenance des femmes dans leur ensemble a donc fait l’objet d’une grande formation de la CNDA pour clarifier la question et faire jurisprudence, à l’occasion de trois affaires qui concernaient des requérantes de nationalité afghane, mexicaine et albanaise.

Pourquoi la CNDA a-t-elle consacré l’existence du groupe social des femmes et des jeunes filles afghanes ?

Afin de consacrer l’existence du groupe social des femmes afghanes, la Cour a repris les différents critères nécessaires l’identification d’un tel groupe. Premièrement, la Cour rappelle que les membres du groupe doivent partager au moins l’un des trois traits d’identification suivants, à savoir une « caractéristique innée », une « histoire commune qui ne peut être modifiée », ou alors une « caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce ». En l’occurrence, le simple fait d’être une femme suffit à satisfaire ce critère puisqu’il s’agit logiquement d’une caractéristique innée, ce qui ne souffre d’aucune contestation possible. Deuxièmement, pour constituer un groupe social, les membres du groupe doivent avoir une identité propre, de sorte qu’ils sont perçus comme différents au sein d’une société donnée. La Cour précise d’ailleurs que la société de référence peut être un État dans son intégralité, ou seulement un territoire plus circonscrit comme une seule région par exemple. Dans cette perspective, ce deuxième critère d’identification repose sur une étude précise de la perception des membres du groupe au sein de la société dans laquelle ils évoluent. En ce qui concerne l’existence d’un groupe social des femmes en Afghanistan, la Cour a donc procédé à une étude de la perception des femmes dans leur ensemble dans la société afghane actuelle. En l’occurrence, la Cour observe que l’arrivée au pouvoir des talibans en Afghanistan depuis le 15 août 2021 coïncide avec une dégradation très nette de la condition féminine dans la société afghane. En se fondant sur de nombreuses documentations publiques disponibles, et notamment de rapports établis par les Nations Unies, la Cour constate que les femmes ont non seulement été exclues du gouvernement provisoire taliban, mais aussi que leurs droits et libertés fondamentaux ont régressé en raison de l’abrogation de certaines lois, notamment celle relative à l’élimination des violences contre les femmes, adoptée par l’ancien gouvernement de la République d’Afghanistan, et par l’adoption concomitante de mesures visant à restreindre la liberté de circulation des femmes, l’imposition de tenues vestimentaires spécifiques, ainsi que la restriction de l’accès à l’éducation, la santé ou encore la justice. Il ne s’agit que d’un aperçu des éléments relevés par le point 11 de la décision qui démontrent que les femmes et les jeunes filles afghanes sont stigmatisées et perçues de manière différente que le reste de la population, ce qui est d’ailleurs valable pour l’ensemble de l’Afghanistan. En raison de cette perception particulière et de l’atteinte systématique à leurs droits et libertés, les femmes prises dans leur ensemble sont exposées à des risques de persécutions en Afghanistan. Après cette consécration, la Cour étudie les craintes personnelles de la requérante de nationalité afghane de l’espèce et de ses filles et conclut à la reconnaissance du statut de réfugiés.

Pourquoi la CNDA n’a-t-elle pas consacré l’existence d’un groupe social pour les femmes mexicaines et albanaises ?

Dans les deux autres affaires rendues le même jour par la grande formation, la CNDA s’est interrogée sur le point de savoir s’il existait, comme pour l’Afghanistan, un groupe social des femmes mexicaines et albanaises, mais n’est pas parvenue à la même conclusion. Dans l’affaire concernant une requérante mexicaine, la Cour a opéré une instruction semblable à l’affaire concernant l’Afghanistan, mais cette fois-ci pour relever que l’état du droit au Mexique ne permettait pas de conclure à ce que les femmes soient perçues de manière particulière dans la société mexicaine. Malgré la reconnaissance de l’existence de discrimination possible envers les femmes, la Cour a remarqué que le Mexique est un État ayant ratifié des Conventions internationales relatives à la protection des droits des femmes, par exemple la convention des Nations Unies pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, la convention internationale relative aux droits de l’enfant et la convention de l’Organisation internationale du travail sur la violence et le harcèlement. De même, les législations internes mexicaines prévoient la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes et la protection des droits des femmes, autant dans des normes constitutionnelles que des lois ordinaires. À ce constat s’ajoute que les femmes participent activement à la vie politique comme en atteste l’élection récente, en juin 2024, d’une femme, Madame Claudia Sheinbaum, à la Présidence du Mexique. Il ne peut donc être reconnu un groupe social des femmes mexicaines.

Dans la troisième affaire traitée le même jour, la grande formation conclut également à l’absence de groupe social des femmes albanaise. La Cour note que l’Albanie est considérée comme un pays d’origine sûr, ce qui n’empêche pas l’octroi du statut de réfugié pour l’un de ses ressortissants, mais démontre que cet État présente certaines garanties. En l’occurrence, en ce qui concerne précisément les femmes, la Cour remarque que l’Albanie a adopté plusieurs instruments internationaux de protection des droits des femmes, que la Constitution albanaise reconnaît l’égalité de tous devant la loi et l’interdiction des discriminations fondées sur le genre, et que les lois ordinaires garantissent aux femmes une participation active à la vie publique. En ce sens, la Cour indique que le gouvernement albanais est composé de 12 femmes contre seulement 5 hommes, ce qui en fait l’un des pays avec la plus forte représentation de femmes au sein de son gouvernement. D’autres mesures législatives renforcent les droits des femmes, notamment celles victimes de violences domestiques. Pour l’ensemble de ces raisons, la conclusion de la Cour est la même que pour les femmes mexicaines : « les femmes albanaises ne peuvent, dans leur ensemble, être considérées comme appartenant à « un certain groupe social » ».

L’existence d’un groupe social des femmes est donc dépendant du traitement et de la place des femmes dans une société donnée, et si le gouvernement afghan actuel ne donne aucune garantie pour le respect des femmes et de leurs droits puisqu’il contribue même à dégrader la condition féminine, ce n’est pas le cas du Mexique ou de l’Albanie. Ceci étant, cela ne signifie pas que les femmes de ces deux États ne peuvent bénéficier de protection. S’il est établi qu’elles sont exposées à une menace personnelle de persécution, par exemple au sein de leur famille ou dans un contexte privé, elles peuvent bénéficier d’une protection subsidiaire en raison du risque avéré de traitements inhumains ou dégradants qu’elles peuvent subir. Dans cette hypothèse, la protection subsidiaire constitue une alternative concernant les États dans lesquels un groupe social des femmes ne peut être identifié.