L’avocat pénaliste aux mille identités Jean-Pierre Versini-Campinchi s’est éteint le 12 octobre dernier, à l’âge de 83 ans. Son décès a provoqué une forte émotion dans la communauté juridique, spécialement au barreau où il occupait une place à part, singulière. C’était une personnalité extrêmement attachante – il s’appelait et on l’appelait « Tonton » -, pleinement vivante et originale, un personnage sorti d’un film d’Audiard, à la gouaille aussi distinctive que ses noeuds papillon. « C’est Versini, c’est Tonton »… Jean-Pierre Versini était aussi un homme de panache et de convictions, jamais lassé de défendre les causes qu’il jugeait justes et utiles. Il était fidèle à ses racines comme il l’a indéfectiblement été à ceux, nombreux, qu’il aimait.

Nous publions ici l’hommage que lui a rendu, lors d’une cérémonie en l’Eglise de la Trinité, son ami Jean-Pierre Gastaud, professeur émérite de l’université Paris-Dauphine et avocat au barreau de Nice.

Le regard droit et profond de Jean-Pierre trahissait tout à la fois sa bienveillance teintée d’une forme de douce mélancolie, la finesse parfois malicieuse de son intelligence, sa loyauté et la fermeté invincible de ses convictions.

Ceux qui ont eu le bonheur de recevoir son amitié, portent et porteront toujours le souvenir d’une de ces rencontres qui nourrissent une vie, leur propre vie.

La nôtre, qui était vieille de bientôt 30 ans, s’est nouée au hasard d’un appel téléphonique par lequel, après s’être assuré que j’étais prêt à partager ses téméraires entreprises , il m’invitait à « ferrailler à ses côtés » avec un magistrat grassois, pour qui la procédure pénale et les droits de la défense avaient la même importance qu’un recueil désuet de poésie.

D’abord confraternelle, puis apprivoisée, cette amitié au fil des ans est devenue confiante et profonde, faite de liens invisibles, d’intuitions communes et de complicité.

Il m’a ainsi été donné de me nourrir à la richesse de sa personne.

Au vrai, Jean-Pierre était en quelque sorte l’image inversée, le négatif, de ce que connaît et vénère le monde d’aujourd’hui, je veux dire l’éphémère, et l’apparence érigée en doctrine de vie, jusqu’à la négation de soi.

Jean-Pierre, c’était tout le contraire ; il était la fidélité à lui-même et l’authenticité.

Il était amoureux du vrai et voulait être en toute circonstance respectueux du juste, de son juste.

Évoquant la dualité de chacun et dénonçant ceux qui abandonnent leur vérité pour satisfaire à leur posture sociale, Gaston Berger a pu écrire : « Le jour ou il enleva son masque, il n’avait plus de visage…. » ; Jean-Pierre n’a jamais eu qu’un visage, celui de sa vérité.

Sans doute pourrais-je, comme tant d’autres ici évoquer des souvenirs, des images, des lieux.

– Le rire d’abord … L’humour et la dérision participaient de son regard sur les êtres et les choses, mais ils étaient aussi le masque qui cachait mal ses émotions et sa grande sensibilité à l’autre ;

– L’élégance ensuite… Au-delà de son nœud papillon, première de ses pièces d’identité, son allure vestimentaire rendait compte, c’est vrai, de son désir de séduire, de séduction, mais davantage d’une forme de refus d’abdiquer, de sa volonté de rester droit, de faire face ; il est resté debout jusqu’au terme de sa route.

– L’amour du beau… Parce que la beauté réconcilie au monde; elle habitait ses lieux, les lieux de Jean Pierre et Julie. Le soleil rasant sur la mer dans l’air léger et vibrant de l’aurore, en Corse, le jardin aux arbres centenaires, à Ambleny, et leur « repère » parisien, où, longtemps, un large et magnifique portrait de Lénine vous souhaitait la bienvenue pour une soirée qui commençait par des échanges apaisés et souriants, mais pouvait parfois s’achever dans des éclats de voix annonciateurs de retrouvailles affectueuses au lendemain.

– Et enfin… Le silence paisible et tragique des grands cimetières qui conservent le souvenir de ceux tombés en 14-18, qui interroge sur l’absurde et le dérisoire de notre condition.

Il aimait ces cimetières « parce que là, ils étaient tous égaux, les puissants et les faibles, les pauvres et les riches, ceux qui étaient aimés et ceux dont personne ne se souciait, ceux qui avaient connu le succès, et ceux qui avaient échoué » (Bernhard Schlinq).

J’ai la conviction que cette égalité-là, existentielle, s’est inscrite au plus profond de sa vision de ce qu’est un avocat; car dans la dramaturgie judiciaire, au bout du compte, celui que l’on défend est privé de tout habillement.

Jean Pierre Versini, était un bel avocat…. Un immense avocat ! Il a honoré son barreau, celui de Paris, qui a perdu cette année, « annus horribilis », quelques-unes de ses plus grandes et de ses plus belles voix.

Il a honoré la profession toute entière.

Il était avocat, au sens plein et noble de cette qualité, c’est-à-dire dans la pureté institutionnelle de ce que doit être la défense : libre, loyale, courageuse.

Dans son beau livre « Papiers d’identités », il laisse entendre qu’il n’est devenu avocat qu’au gré de circonstances hasardeuses ; c’est un faux-semblant, une licence littéraire… Je ne peux me résoudre à y croire.

L’esprit de défense et de justice coulait dans ses veines, il ne pouvait échapper à ce destin, il ne pouvait échapper à son destin.

Je fais évidemment allusion ici et d’abord à ses origines familiales.

C’est par un très insuffisant euphémisme que l’on qualifierait de « recomposée » la famille dont il est issu, tant les liens qui unissaient ses membres défiaient le nombre, le temps et l’espace, mais chacun à sa façon lui a apporté tout au long de son enfance et de sa jeunesse, un amour sans faille, et certains, en partage, l’idée même du judiciaire.

Petit-neveu de César Campinchi, avocat illustre, et Ministre de la IIIeme république, il écrit qu’en 1965, « mes familles cumulaient déjà plus de 100 ans d’inscription au barreau de Paris ».

Pour autant, sa figure tutélaire, n’est pas celle d’un avocat, mais celle d’un magistrat : son grand-père, antillais, fils d’esclave, et qui terminera sa carrière comme avocat général à la Cour de cassation ; c’est lui qui a façonné le regard qui désormais sera le sien sur l’acte de justice, « ce grand-père, c’est l’homme que j’ai le plus aimé, respecté et admiré ».

Mais par-delà ces racines, ses engagements ont été inspirés d’une sorte de philosophie républicaine, au sens où l’entendrait un Clémenceau.

Il inscrit sa doctrine de défense dans ce qui doit donner un sens au destin de tous ceux qui concourent à l’acte de justice ; je veux dire, la pensée juridique qui puise sa source dans l’impérieuse exigence du refus des arbitraires, des orthodoxies, des idéologies dominantes, des injustices.

Elle mobilise l’engagement de l’intelligence et de la raison opposé au froid calcul des pouvoirs, de tous les pouvoirs.

Cette pensée est travaillée d’une contradiction qui porte le paradoxe sublime du juriste.

Celle que le droit œuvre de raison est la seule manière digne de répondre aux passions de l’homme qui sont aussi ses folies, ses faiblesses et sa grandeur, le pouvoir, l’argent et l’amour.

Juger, c’est recueillir ces passions et les considérer en termes de raison, et celle de la loi d’abord qui protège de ses propres dépendances et de ses propres vulnérabilités.

Cet impératif seul donne une légitimité à ceux investis du pouvoir de juger.

Jean-Pierre Versini, avocat, était un militant de la pensée juridique.

Il a toujours privilégié dans ses choix de défense, les principes qui procèdent de la loi à l’opportunité qui naît des circonstances et qui lui apparaissait comme une forme de compromis si ce n’est de compromission.

Le moment ne nous autorise pas à donner toutes les illustrations de ce choix, tant sont nombreuses et fameuses les affaires où il a été constitué.

Mais on se souviendra de l’affaire Robert Hue, secrétaire général du Parti communiste français, où par la simple application du Code de Procédure Pénale, il a obtenu la révocation de la Présidente du Tribunal qui connaissait du dossier ; ce qui lui a valu, à son étonnement amer, la vive et durable réprobation de beaucoup de magistrats et l’inimitié de confrères moins courageux….

On se souviendra encore de sa loyauté lorsqu’il a demandé à être substitué à sa collaboratrice dans les poursuites disciplinaires exercées à son encontre.

L’ardeur et l’obstination de ses engagements étaient évidemment au service de ses clients, mais aussi parce qu’il entendait que soit respectée et reconnue la défense en elle-même, en tant que telle.

Les Juges sont les dépositaires d’une sorte de quotidienneté de la démocratie et la qualité de cette démocratie-là se mesure à la condition effective réservée à la défense et donc à l’avocat.

Le risque existe et chacun le sait, que les textes qui consacrent les droits de la défense n’aient que l’effet d’un leurre et masquent sous des proclamations platoniques, l’âpre réalité du débat judiciaire.

Trop souvent, aux yeux de certains magistrats, comme le stigmatisait déjà Thierry Levy, «la défense n’est supportable que si elle est un principe inactif !… ».

Jean-Pierre Versini se refusait à admettre cette distance, cette défiance, et jugeait inacceptable que l’on put suspecter en elle-même la relation amicale d’un avocat et d’un magistrat ou la rencontre de l’un et l’autre ayant pour objet un dossier en cours.

Oui, Jean-Pierre Versini dérangeait ; mais on sait l’apostrophe de René Char, « ce qui naît au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égard, ni patience …»

Que l’on ne s’y trompe pas, ses colères, ses emportements ne trahissaient ni mépris, ni hostilité envers la magistrature qu’il estimait au plus haut niveau, estime qui était ancrée au plus intime de sa conscience.

Ses emportements, ses colères relevaient davantage de la blessure de cette estime trahie par certains magistrats, qui, oublieux de la noblesse de l’institution et de celle de leur statut, la bafouaient « lorsque je suis confronté à de tels comportements chez mes juges ou procureurs, écrit-il, j’éprouve un sentiment d’humiliation… ».

Enfin last but not least, Jean-Pierre Versini s’est très tôt avisé du rôle décisif sur le cours des affaires judiciaires, du pouvoir médiatique qui dit de façon sommaire et fugitive, le bien et le mal et qui concoure à l’avènement d’un système de répression sociale, étranger au droit, mais au moins si ce n’est plus oppressif puisqu’il sanctionne par le regard, souvent abusé, de l’autre, par la honte qui est excommuniante.

Ainsi, fondée sur la honte, cette sanction est actuelle, ici et maintenant, et durable, puisqu’elle accompagne souvent des procédures d’enquêtes ou d’instructions conduites sur le long terme sous couvert d’un secret à la porosité variable et distributive.

Défendre, c’est aussi contrarier cet effet-là.

Il faut alors en appeler à la presse elle-même ; et c’est une injonction qu’il s’est délivré à lui-même et il s’est employé à y satisfaire avec sa formidable énergie et la force inébranlable de ses convictions, je dirai jusqu’à son dernier souffle, puisque sur son lit de mort, il a invité Laurent Valdiguier, qui en a rendu compte dans son bel hommage, à rappeler haut et fort sa conviction que Maurice Agnelet, son client, était innocent.

Jean-Pierre a eu une vie heureuse, parce que des grâces lui ont été accordées.

Celle bien sûr de vivre sa profession comme une passion qui l’a habité près de 60 années durant, sans qu’elle ne soit jamais épuisée, ni même émoussée.

Celle surtout, de son union avec Julie.

Julie fait partie de ces femmes, qui, il n’ y a pas si longtemps, était « l’avenir de l’homme » ; je veux dire, qui ont donné un sens à la vie de celui qu’elles ont aimé.

Julie, par un mélange subtil et intelligent d’actions et d’abstentions a permis à Jean-Pierre d’accomplir pleinement sa propre vie, tout en apportant à cette force fragile, très fragile, l’amoureuse attention dont il avait un besoin vital.

Jean-Pierre a eu une mort heureuse.

Jean Guéhenno a écrit « être homme, c’est passer d’une vie que l’on subit à une vie que l’on pense ».

Jean-Pierre est allé plus loin en renversant les termes de l’aphorisme : être homme, c’est passer d’une mort que l’on subit, à un mort que l’on pense.

La mort de Jean-Pierre est la manifestation la plus accomplie de son courage, de son esprit de résistance, de subversion et pour tout dire, de sa liberté.

Il défie par la mort, la vie finissante et blessée par la maladie, il la prive radicalement de son visage hideux et avilissant, en même temps qu’il donne à cette même vie une lumière qui ne s’éteindra pas pour ceux qui l’ont aimé.

La mort de Jean-Pierre, c’est son ultime victoire.

Elle porte une forme de joie, cette étrange joie stoïcienne, dont Camus trace les mystérieux contours : « Cette joie même qui naît d’une conscience tranquille d’avoir fait son métier d’homme dans l’accomplissement ému d’une condition qui nous fait un devoir d’être heureux ».