La nécessité de consacrer « un droit constitutionnel à l’IVG » dans le but de lui conférer une plus grande protection est un faux débat sur le plan juridique, parce qu’il se fonde sur une conception erronée des contraintes qu’il ferait peser à l’encontre d’une volonté législative qui chercherait à le remettre en cause. La conséquence est grave puisqu’elle peut, et à l’inverse des effets recherchés, dégrader le droit des femmes de pouvoir disposer sereinement de cette faculté essentielle à l’affirmation de leur liberté dans une société démocratique. 

Par Stéphane Mouton, Professeur à l’Université Toulouse Capitole, Institut Maurice Hauriou (EA 4657)

L’opposition « Droit ou liberté » pour qualifier l’IVG est un faux débat

Les différentes propositions de loi constitutionnelles émises par les parlementaires depuis deux ans par la Nupes et Renaissance, et les débats relatifs à sa place dans la Constitution (Préambule, article 1er, 34 ou 66 C.58) ont mis en lumière la difficulté de définir l’IVG sur un plan constitutionnel. Aussi est-il utile de tenter de préciser le sens des notions pour essayer d’y voir plus clair dans un débat de société « que le droit positif n’aide finalement pas à éclairer. Lui-même ne participe-t-il pas au renforcement de cette confusion, à l’instar de la rédaction de l’article 61-1 C.58 ? Or les deux notions ne sont ni synonymes, ni contraires. 

Au plan constitutionnel, un « droit » renvoie à une faculté d’être ou de faire de l’individu (ou d’un sujet de droit physique ou moral) dont les concrétisations juridiques impliquent l’intervention d’un relai normatif, d’abord législatif, qui en module les effets conformément au principe de l’égalité qui en structure la reconnaissance d’une part, et des impératifs issus des règles assurant une bonne organisation de la société politique d’autre part. C’est ici que le droit devient une « liberté ». Cette transformation révèle le rayonnement que cette faculté d’être ou de faire acquiert dans le système juridique qui en véhicule la reconnaissance dans l’espace social à l’aune de ces deux exigences. Droits et libertés ne renvoient donc pas, selon une lecture conflictuelle, à deux qualifications qui s’opposeraient l’une l’autre par leur nature et/leur effectivité. Il s’agit de deux notions qui se conjuguent plutôt dans une articulation dialectique dont l’objectif est de mettre le pouvoir, la loi, au service de la liberté, les droits, dans un ordre juridique de nature démocratique. 

C’est bien sur cette logique que se comprend, on l’oublie un peu trop, la solide garantie constitutionnelle dont l’IVG bénéficie dans notre système juridique. En l’état du droit, l’IVG bénéficie d’une vraie et forte protection constitutionnelle en raison de son rattachement à la liberté des femmes de disposer de leur corps sur le fondement de l’art. 2 D.1789. Telle est la portée de la grande décision du 15 janvier 1975, confirmée par celle du 27 juin 2001. Dans notre système juridique, l’indiscutabilité de la protection constitutionnelle de l’IVG découle justement de son rattachement au principe de liberté qui le soutient, et incontestable par aucun pouvoir constitué, même législatif. 

La constitutionnalisation d’un droit à l’IVG est juridiquement inutile

Telle est la raison pour laquelle le débat autour de la nécessité de constitutionnaliser le droit à l’IVG pour en assurer une meilleure protection juridique est stérile sur le plan du droit. A l’inverse d’une erreur de lecture encouragée par une conception simpliste de la hiérarchie qui s’instaurerait entre loi et Constitution, les droits constitutionnels, fussent-ils « naturels et imprescriptibles », ne jouissent jamais d’une absolue intangibilité. Il en va d’un droit à l’IVG comme de celui de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine constitutionnalisé depuis 1994, lui-même sujet à conciliation et limitation.

Certes, la constitutionnalisation implique deux conséquences indiscutablement vertueuses. D’une part, elle vise à insérer dans les dispositions constitutionnelles un droit que le législateur ne peut plus contester, puisque, désormais, seule une révision constitutionnelle, sollicitant le pouvoir constituant suivant une procédure spéciale prévue par la Constitution elle-même, pourrait le remettre en cause. D’autre part, elle a pour conséquence de l’ériger en norme de référence constitutionnelle de sorte que le juge constitutionnel peut l’invoquer dans le cadre de son contrôle de constitutionnalité pour censurer une disposition législative qu’il considérerait comme contraire à la Constitution. 

Mais en dépit de ces deux qualités, la constitutionnalisation du droit à l’IVG ne peut pas se comprendre comme un processus visant à sanctuariser, dans le texte juridique suprême, un droit autonome protégé par une jurisprudence capable de neutraliser la volonté d’un législateur qui lui serait hostile. Il y aurait là une conséquence contraire à la démocratie qui exige que le législateur, apte à déterminer la reconnaissance et la mise en œuvre des droits constitutionnels au nom de la volonté générale qu’il exprime sur le fondement d’une souveraineté nationale, est toujours compétent pour en réformer le régime juridique et en moduler concrètement l’effectivité selon les situations juridiques. Telle est la raison pour laquelle d’ailleurs le Conseil constitutionnel depuis 1975 (à propos de l’IVG déjà) a toujours considéré qu’« il ne dispose pas d’un pouvoir d’appréciation identique à celui du Parlement », et que le contrôle de constitutionnalité qu’il effectue implique une opération de conciliation des droits constitutionnels à l’aune des buts que le législateur poursuit. Il découle donc de cette réalité que, si elle n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution, c’est bien la loi « qui fait vivre les droits constitutionnels » dans notre système politique (S. Mouton et S. Paricard, La constitutionnalisation de l’avortement : une fausse bonne idée, Recueil Dalloz 2022). Et telle est la raison pour laquelle l’effectivité juridique attachée au droit à l’IVG, lui-même attaché au droit des femmes de disposer de leur corps, dépend moins d’une consécration constitutionnelle que d’une législation volontariste et fort heureusement progressiste en France depuis 50 ans. C’est encore cette réalité qui explique qu’en dépit d’une constitutionnalisation, le droit à l’IVG pourrait encore être dégradé dans sa mise en œuvre par un législateur qui en durcirait, voire neutraliserait les conditions de mises en œuvre comme en Italie aujourd’hui.   

La constitutionnalisation du droit à l’IVG peut être politiquement dangereuse

C’est ici que se révèle alors le danger que cette constitutionnalisation d’un droit à l’IVG autonome recèlerait pour la liberté des femmes de disposer de leur corps. En effet, la reconnaissance d’un droit constitutionnel à l’IVG impliquerait de le détacher de son fondement constitutionnel indiscutable dans un ordre juridique de nature démocratique. 

Déliée du principe de liberté qui le fonde au plan constitutionnel, une telle autonomisation aurait donc deux défauts majeurs qui s’enchainent l’un l’autre. Elle aurait pour conséquence de mettre ce droit en concurrence avec d’autres droits qui pourraient s’opposer à lui, voire le contester, comme une interprétation extensive de la clause de conscience du médecin ou la supposée prévalence dont pourrait bénéficier le droit de l’enfant à naître, et de réinterroger la pertinence de sa reconnaissance constitutionnelle par rapport à d’autres droits qui revendiqueraient alors de l’être aussi. Mais déliée du principe de liberté qui le sous-tend, cette constitutionnalisation aurait surtout le défaut d’assouplir le seuil des contraintes constitutionnelles qui pèsent sur le législateur qui n’aurait plus à se confronter à l’exigence de justifier une atteinte à l’article 2 de la Déclaration de 1789. Elle fragiliserait donc considérablement ce droit sur le plan juridique face à des volontés politiques demain potentiellement malveillantes à son endroit. Devenant peut-être majorité parlementaire dans l’avenir, elles pourraient alors en neutraliser l’effectivité par les opérations de conciliation qu’elle pourrait réaliser en fonction des objectifs politiques qu’elle chercherait à poursuivre.

Dans un tel contexte, la constitutionnalisation d’ « une liberté garantie » dans l’art. 34 C. 58 n’apporterait rien de plus au plan juridique pour le droit à l’IVG. Au mieux, elle aurait peut-être l’avantage d’éteindre ce mauvais débat politique sans défaire frontalement ce que le droit constitutionnel leur a patiemment construit depuis 50 ans. Ce serait déjà beaucoup dans un débat finalement perturbé par une instrumentalisation politique de la Constitution qui pourrait avoir pour conséquence, et à l’inverse des effets recherchés, de dégrader voire menacer même la liberté des femmes à disposer de leur corps. Comme disait Montesquieu, « Le mieux n’est-il pas le mortel ennemi du bien ? »