Par Delphine Brach-Thiel, maître de conférences HDR à l’Université de Lorraine

De  hauts dignitaires syriens condamnés pour crimes contre l’humanité en France : de quoi s’agit-t-il ?

Trois généraux syriens du régime de Bachar al-Assad ont été jugés par défaut par la Cour d’assises de Paris. Ayant choisi de ne pas désigner d’avocat – sentiment d’impunité ? – au moins deux des trois condamnés occupent toujours de hautes fonctions dans l’appareil d’état syrien. Sous le coup de mandats d’arrêt internationaux, ils ont été condamnés, vendredi dernier, pour complicité de crimes contre l’humanité et complicité de délits de guerre – par un verdict conforme aux réquisitions de l’avocat général – à la réclusion criminelle à perpétuité (et le maintien des effets des mandats d’arrêt) pour la mort de deux franco-syriens arrêtés et disparus en 2013 : Mazzen Dabbagh, conseiller principal d’éducation au lycée français de Damas, et son fils Patrick, étudiant en deuxième année d’arts et sciences humaines à l’université de Damas. Ces derniers ont été vus vivants pour la dernière fois dans le centre de détention de Mezzeh il y a 10 ans. Victimes de nationalité française des crimes les plus graves réprimés par notre code pénal, nos lois permettent de différentes façons d’établir la compétence juridictionnelle de nos tribunaux et de leur faire appliquer la loi pénale française.

Juger des crimes internationaux en France, c’est un défi ?

Si le législateur se plaît à multiplier les possibilités répressives – en apparence – pour se saisir d’infractions commises à l’étranger, s’il a créé – près le Tribunal judiciaire de Paris en 2012 – un Pôle spécialisé dans la lutte contre les crimes internationaux, le juge répressif français a été longtemps dans l’impossibilité ou de poursuivre, ou d’obtenir une condamnation, là où d’autres Etats européens apparaissaient bien plus efficaces. La réalité était celle d’une application restrictive de la compétence universelle en France, qui est aujourd’hui enfin levée.

Outre les difficultés politiques et diplomatiques, le défi de taille est plus prosaïquement la charge de la preuve concernant des infractions commises à des milliers de kilomètres dans des pays souverains qui sont parfois encore en guerre. Concernant la Syrie, l’absence de coopération pénale a majoré les difficultés.  L’enquête qui a abouti à cette première condamnation a pu démarrer grâce au fichier « César » comportant près de 45000 clichés de cadavre. Plus généralement, concernant les crimes internationaux (crime contre l’humanité, génocide, crime de guerre et crime d’agression : les seuls qui relèvent de la compétence de la Cour pénale internationale), ce sont les membres de  l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine – l’OCLCH qui fête ses 10 années d’activités en 2024 – qui sont spécialisés dans ce type d’investigations. Au départ, les premières enquêtes structurelles concernaient exclusivement le Rwanda ; elles se sont ensuite étendues à la Syrie ou à  l’Ukraine plus récemment.

Surtout, la justice pénale internationale – même devant les juridictions nationales – c’est également l’entraide répressive et la collaboration internationale. Concernant le dossier syrien, il convient de souligner le rôle central du Mécanisme international, impartial et indépendant (IIIM) pour la Syrie, créé en 2016. Il s’agit d’un mécanisme de collecte de preuves des Nations Unies, chargé de recueillir la documentation, de la préserver et de la partager avec différentes juridictions. Le Mécanisme a apporté un soutien direct dans plus de 200 enquêtes sur des personnes responsables des crimes les plus graves du droit international commis en Syrie. Et certaines enquêtes ont fourni des éléments pour les quelques procès qui ont déjà pu se tenir, hier en Suède, en Allemagne ou en Suisse, aujourd’hui à Paris. Ainsi, par exemple, des documents concordants et des schémas récurrents permettent à l’IIIM de conclure que les différentes branches du système de répression mis en place par le gouvernement syrien se sont coordonnées et ont utilisées la torture de manière systémique.

Pourquoi est-ce fondamental de juger des crimes internationaux en France ?

Les procès en la matière jouent un rôle majeur dans la construction du savoir et de la mémoire. Dire le droit, c’est lutter contre l’ignorance  et l’indifférence. C’est permettre, au cours des débats, de mettre en lumière la gravité des actes commis, leur impact sur les victimes et leur famille concernant des affaires d’une gravité exceptionnelle. Que l’on soit dans le cadre d’un conflit armé ou non armé ou que ce conflit ait cessé, le droit international humanitaire doit être la boussole. Les actes constitutifs de crimes internationaux doivent être jugés. Si ces crimes ont vocation à être jugé par la Cour pénale internationale – juridiction permanente créé par le Statut de Rome du 17 juillet 1998 – l’article 1er dudit Statut énonce comme une évidence un principe de complémentarité entre la juridiction internationale et les juridictions nationales étatiques. Autrement dit,  il n’est pas de trop que les juridictions nationales se saisissent des crimes internationaux, notamment commis à l’étranger. D’ailleurs, dans son arrêt du 12 mai 2023, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a rappelé que « le mécanisme de la compétence universelle constitue une alternative au mécanisme de coopération pénale qu’est l’extradition et trouve à s’appliquer dans le cas où l’État étranger est défaillant dans son obligation de poursuivre les crimes internationaux ». Aut dedere, aut judicare. Rien de moins que l’un desfondamentaux de la justice pénale internationale développé dès le 17e siècle par Grotius.

L’avenir, c’est la question sensible des immunités de juridiction des chefs d’Etat en exercice. Si la Cour pénale internationale n’hésite plus à délivrer des mandats d’arrêt internationaux contre des chefs d’Etats, le principe de l’immunité de juridiction s’oppose jusqu’à présent à des procès devant des juridictions étatiques. La Cour d’appel de Paris se penchera notamment sur cette épineuse question le mois prochain à propos du mandat d’arrêt délivré par un juge français contre Bachar al-Assad.