Par Arnaud Casado, Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La validation du narratif abolitionniste de la France

Conformément au narratif institutionnel (AN Résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution, 6 déc. 2011 ; Stratégie de lutte contre le système prostitutionnel et l’exploitation sexuelle, 2 mai 2024), la Cour affirme à de nombreuses reprises que la France a « opté pour une approche dite « abolitionniste » en matière d’encadrement juridique de la prostitution » (pt. 141, 149, 156, 164). Cette bénédiction prétorienne ne correspond cependant pas à la réalité observée et décrite par la Cour. Le modèle abolitionniste repose d’une part, juridiquement, sur l’abolition de toutes normes spécifiques à son exercice et vise, d’autre part, la disparition de cette activité par l’éducation des citoyens (A. Casado, La prostitution en droit français, étude de droit privé, IRJS 2015, n° 53 et s.). Or, la Cour relève que l’incrimination de l’achat d’actes sexuels – législation spécifique à la prostitution – constitue bien une ingérence dans le droit des requérants à exercer librement une activité prostitutionnelle. Affirmer ensuite que la France est un état abolitionniste est étrange.

En vérité, la politique « abolitionniste française » est dévoyée par une doctrine de victimisation. La CEDH confesse ne pas contester ce point de vue : « toutes les personnes prostituées doivent être considérées comme des victimes, y compris celles qui disent se livrer librement à cette activité » (pt. 156). De l’aveu même du législateur, l’État français entend « lutter contre le système prostitutionnel » et réprimer l’exercice des activités prostitutionnelles. Il s’agit donc bien plutôt d’un prohibitionnisme qui réprime indirectement la prostitution par une législation qui, si elle ne sanctionne plus les personnes prostituées, leur porte néanmoins très souvent préjudice.

Le renoncement préjudiciable de la CEDH

La Cour affirme que « la question de savoir si la prostitution peut être librement consentie ou provient toujours d’une contrainte […] prête à controverse. Elle a donc décidé de ne pas entrer dans ce débat » dont l’issue ne lui apparaissait pas déterminante en l’espèce (pt. 156). On exprimera un vif désaccord sur ce point.

Afin de trancher la question de savoir si l’ingérence mise en place par le gouvernement français est nécessaire et proportionnée, il n’est pas inutile de se demander si, à côté d’une prostitution contrainte unanimement condamnée (pt. 142, 143), il n’existe pas d’autres formes d’activités prostitutionnelles. En effet, si la prostitution ne peut exister sans contrainte, il est impératif de légiférer en la matière. À l’inverse, si une prostitution indépendante, sans contrainte, peut être reconnue (CJCE 20 nov. 2001, Aldona Malgorzata Jany et autres, aff. C-268/99), la nécessité d’une intervention législative s’éloigne.

À cette aune, il est normal que l’ensemble des protagonistes approuvent la lutte contre les réseaux de prostitution et de traite des êtres humains (pt. 143) et partant de l’achat d’actes sexuels aux victimes de ces derniers. Il est plus surprenant que pour justifier une interdiction générale de l’achat d’acte sexuel, y compris pour les personnes exerçant en toute indépendance leur activité, la Cour s’appuie sur le fait qu’il ressort « des dispositions législatives applicables, ainsi que de la décision du Conseil constitutionnel suivie par le Conseil d’État, qu’en faisant le choix de pénaliser les acheteurs d’actes sexuels, le législateur a entendu priver le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et la traite des êtres humains aux fins de l’exploitation sexuelle » (pt. 141). En effet, par définition, la prostitution indépendante s’exerce hors de ces cadres. Cette activité apparaît donc comme une victime collatérale, sacrificielle, ce qui interroge quant à la conformité aux exigences de l’instrument conventionnel.

Consciente de la fragilité de son argumentation, la Cour, qui admet que « les autorités de l’État [sont mieux placées qu’elle] pour se prononcer non seulement sur le « contenu précis des exigences de la morale » mais aussi sur la nécessité d’une restriction destinée à y répondre » (pt. 147), décide de placer le débat sur la marge d’appréciation dont dispose les États membres (pt. 146).

L’interdiction d’achat d’actes sexuels : une ingérence nécessaire et proportionnée

L’étude de droit comparée menée par la cour (pt. 66 à 72) montre que si une large majorité des quarante et un États parties à la Convention pratique une politique de tolérance vis-à-vis des activités prostitutionnelles exercées librement et à titre indépendant, une minorité de pays adoptent des démarches plus ou moins prohibitionnistes. La cour rappelle alors que la marge d’appréciation laissée aux états dans les affaires soulevant des questions au regard de l’article 8 est plus large « lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe » (pt. 147). Bien que cette solution soit conforme à sa jurisprudence, on regrettera que la cour ne se soit pas fondée sur le principe selon lequel « le droit pénal ne peut … intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus [sauf s’il] existe des « raisons particulièrement graves » pour que soit justifiée, aux fins de l’article 8 § 2 de la Convention, une ingérence des pouvoirs publics dans le domaine de la sexualité » (Aff. K.A. ET A.D. c. Belgique, (Requêtes nos 42758/98 et 45558/99), 17 fév. 2005, pt. 84).

Or, s’agissant de la proportionnalité de la mesure, la position de la cour ne manque pas de surprendre. Les requérants arguent d’une dégradation de leurs conditions de travail pour contester les mesures relatives à la pénalisation du client (pt. 154). Pour écarter l’argument, la CEDH relève, d’une part, que des problèmes similaires existaient lorsque les personnes prostituées étaient confrontées à un autre mécanisme prohibitionniste (ce qui devrait plutôt conduire à condamner autant l’une ou l’autre des législations prohibitionnistes en raison des atteintes qu’elles provoquent), et d’autre part qu’il n’existe pas de consensus sur le fait de savoir si les effets négatifs décrits par les requérants ont pour cause directe l’incrimination de l’achat de service sexuel (pt.155). Cette affirmation semble paradoxale avec la reconnaissance par la cour du fait que les requérants subissaient directement les effets (pt.138) de la législation contestée.

En conclusion, on se demande si la seule fois où la cour fait preuve de sincérité c’est lorsqu’elle affirme « qu’elle n’a pas à substituer sa propre appréciation à celle des autorités nationales compétentes sur le choix de la politique la plus appropriée pour encadrer la pratique prostitutionnelle » (pt. 159). Tout le reste n’est que littérature ; juridique certes, mais littérature.