Par Jean-Marie Collin, directeur de ICAN France et Intervenant au sein du master 2 « Générations futures et transitions juridiques », Sciences Po Rennes et Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements

Ce que dit la loi Morin

Cinquante ans après le premier essai nucléaire français (13 février 1960, Reggane, sud du Sahara), le ministre de la Défense Hervé Morin a fait voter une loi (n°2010-2) relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, entrée en vigueur le 5 janvier 2010. Obtenue grâce à la mobilisation de la société civile et d’acteurs politiques, cette loi vise les personnes « souffrant d’une maladie radio-induite résultant d’une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français » pour permettre d’« obtenir réparation intégrale de son préjudice ». La demande de réparation pouvant être présentée par la victime ou ses ayants droit.

Le demandeur doit répondre à trois critères afin que son dossier d’indemnisation soit accepté : avoir été présent dans une zone géographique (Polynésie ou sites d’essais algériens) ; durant la période des 210 explosions de bombes nucléaires à des fins expérimentales (en Algérie du 13 février 1960 au 31 décembre 1967 et en Polynésie du 2 juillet 1966 au 31 décembre 1998) ; et être atteint d’une des maladies radio-induites listées par décret en Conseil d’État. Il faut remarquer que les zones « contaminées » de Polynésie française (comme les atolls de Moruroa, de Fangataufa, et certaines zones de l’atoll de Hao et de l’île de Tahiti) et du Sahara (le Centre d’expérimentations militaires des oasis et le Centre saharien des expérimentations militaires) étaient décrites (article 2) dans la version initiale de la loi. Mais, à la suite de la déclassification de documents montrant l’étendue des retombées radioactives et sous pression des associations de victimes (Association des vétérans des essais nucléaires et Moruroa e Tatou), le terme « zones exposées de Polynésie » a été remplacé par « tout ce territoire » selon l’article 53 de la loi 2013-1168 du 18 décembre 2013. Concernant les zones d’essais en Algérie, le décret du 15 septembre 2014, précise au contraire au degré près, les zones du Sahara, créant des secteurs parfois angulaires. De même, le nombre de maladies radio-induites a lui aussi évolué depuis 2010. Si au départ, 21 maladies cancéreuses étaient listées comme élément de reconnaissance, deux autres ont été ajoutées (via l’article 7 du décret n° 2019-520 du 27 mai 2019). Là aussi, cette évolution ne résulte pas d’un choix de l’État, mais du travail des associations de victimes.

2010 – 2024, un bilan juridique très amer

Le nombre de personnes potentiellement exposées aux retombées radioactives est de 400.000 : 150.000 personnels civils et militaires ayant participé aux campagnes nucléaires (1960-1998), 210.000 Polynésiens et 40.000 Algériens.

Or, selon le rapport d’activité 2023 du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), une autorité administrative indépendante depuis la loi n°2013-1168, (celui-ci étant avant une commission consultative rattaché au ministère de la Défense), en charge de mettre en œuvre cette loi, il n’a été enregistré que 2846 dossiers de demande d’indemnisation (provenant des militaires ou des civils ayant travaillé sur les sites d’essais et des populations algériennes et polynésiennes) depuis 2010. La faiblesse de ce chiffre interroge, et ce, malgré l’augmentation du nombre (564 en 2023, 328 en 2022 ou 217 en 2021) de demandeurs sur ces dernières années.

Concernant l’obtention du statut de victimes des essais nucléaires français, seulement 1026 personnes (807 directement via le Civen et 219 via un recours en justice) l’ont acquise. Dans le détail, ce sont 607 métropolitains, 417 Polynésiens et 2 Algériens, soit depuis 2010 tout juste 36% des demandeurs qui se sont vu attribuer ce statut.

L’absence de volonté politique

Le tabou du sujet des conséquences des essais nucléaires, les difficultés pour les demandeurs d’obtenir leurs dossiers médicaux ou encore la peur de ne pas se voir reconnaître comme « victime » peuvent expliquer en partie ces faibles statistiques. Mais l’explication principale du manque d’efficacité de ce processus d’indemnisation réside, selon notre point de vue d’observateur de ce processus depuis sa création, principalement en des raisons techniques et politiques :

  • Tout d’abord, il y a eu, jusqu’à très récemment, une absence de volonté de faire connaître cette loi dans les langues des populations affectées. Le Civen n’a obtenu cette capacité du pouvoir politique de faire traduire les dossiers de demande d’indemnisation en polynésien et en langue algérienne respectivement qu’en 2020 et en fin d’année 2023. De plus, les démarches s’effectuent pour l’essentiel de manière numérique, nécessitant un accès à Internet ce qui n’est pas toujours aisé dans une des 118 îles polynésiennes ou au cœur du Sahara.
  • Deuxièmement, les zones en Algérie délimitant les retombées des essais nucléaires se situent toujours à la limite des villages alentour, écartant ainsi de nombreuses populations. Remarquons que les zones en Polynésie avaient des caractéristiques restrictives similaires au départ, mais elles furent élargies en 2013 à l’ensemble du territoire polynésien. Les demandeurs (notamment la population nomade) font aussi face à une difficulté majeure pour présenter des documents prouvant leur présence sur ces zones du Sahara et aux dates déterminées.
  • Troisièmement, il a fallu attendre 2022, toujours sous pression des élus polynésiens et des associations de victimes (décision actée en juillet 2021), pour que la mission « Allez vers », rattachée au Haut-Commissariat de la République en Polynésie française, débute ses travaux pour accompagner les demandeurs polynésiens. Une telle mission aurait dû être créée dès 2010. À noter qu’il n’existe aucune mission similaire pour aider les populations demandeuses en Algérie.
  • Quatrièmement le non-respect de la loi. L’article 7 de la loi Morin a créé une Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN). Elle est chargée du suivi de l’application de la loi et elle est consultée sur les modifications éventuelles à réaliser tel que sur le nombre de maladies radio-induites. La loi prévoit une réunion deux fois par an de cette instance. Or, la dernière rencontre s’est tenue le 23 février 2021.

La dissolution décidée par le président a mis brutalement un terme à la Commission d’enquête parlementaire, débuté le 30 avril 2024, « relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation ». Portée par la députée polynésienne Mereana Reid Arbelot et le député Didier Le Gac, cette commission avait pour objectif d’améliorer cette loi et d’impulser une dynamique politique nécessaire à son bon fonctionnement. Reste à savoir si la XVIII législature parlementaire, qui s’est ouuverte ce 18 juillet 2024, se saisira à nouveau de ce sujet où la santé humaine est en jeu.