Par Jean-Pierre Camby, Professeur associé à l’université de Versailles Saint Quentin  

Le Nouveau Front Populaire peut-il contester l’élection de la présidente de l’Assemblée nationale ? 

Juridiquement, la contestation de l’élection de la présidente est doublement irrecevable. D’une part le juge refuse de se prononcer sur les décisions internes aux assemblées, actes parlementaires, lesquels par construction échappent « à la compétence de toutes les juridictions parce que les deux chambres font partie des pouvoirs publics dans lesquels réside l’exercice de la souveraineté », notait Eugène PIERRE sous la troisième République (Traité de droit politique, électoral et parlementaire, § 1118). Sans recourir à cette motivation de séparation des pouvoirs, le Conseil constitutionnel, qui n’agit qu’en vertu d’une compétence d’attribution, refuse de statuer sur les conditions d’élection à la Présidence dès lors qu’ « aucune disposition de la Constitution ne [ lui] donne compétence pour statuer sur la régularité de l’élection du Président de l’Assemblée nationale ni pour donner un avis sur des modifications éventuelles du règlement de l’Assemblée nationale » (Conseil constitutionnel n° 86-3 Elec du 16 avril 1986 ; 88-7 Elec du 13 juillet 1988).  En outre, si l’application des règlements des assemblées est en cause, leur place dans la hiérarchie des normes constitue également un motif d’irrecevabilité :  « les règlements des assemblées parlementaires n’ayant pas en eux-mêmes valeur constitutionnelle, la seule méconnaissance des dispositions réglementaires invoquées ne saurait avoir pour effet de rendre » une procédure législative contraire à la Constitution ( Conseil constitutionnel n° 84- 181 DC du 11 octobre 1984 ou n° 2023-849 DC du 14 avril 2023).  Cette double logique tirée du principe d’une compétence d’attribution et de la place du règlement dans la hiérarchie des normes sera sans doute confirmée s’agissant de recours dirigés contre l’élection du Président ou celle des membres du Bureau (Conseil constitutionnel, 27 juillet 2017 n° 2017-27 Elec pour la liste des vice-présidents). Le Conseil est saisi de la première, mais il est peu probable que des députés NPF contestent la composition du Bureau, au nom du même argument de violation de règles d’organisation parlementaires, alors même qu’elle est criante. Ces mêmes députés sont à l’origine d’un détournement de procédure pour évincer le RN, soit un quart des députés, de toutes les instances parlementaires.  Contester l’élection du Président – défavorable à la gauche – et non celle des autres membres du Bureau- outrancièrement inégalitaire à son profit : 12 postes sur 22 pour 200 députés sur 577 – c’est instrumentaliser une règle commune que l’on viole par ailleurs et ignorer la raison d’être du droit parlementaire : régler pacifiquement un débat a priori conflictuel.

Sans doute, comme cela fut évoqué en matière de sanctions ( CE 24 juill. 2023, Portes, req. no 471482, Lebon T. ; AJDA 2023. 1424 ; RFDA 2023. 961, note B. Fargeaud. – CE 24 juill. 2023, req. no 473588, AJDA 2023. 1927, note J.-P. Camby. – V. Y. LE FOLL, Lexbase 11 août 2023. – Blog Éric Landot, 11 avr. 2023. – Ph. BLACHER, Lexbase, La lettre juridique, sept. 2023. – J.-P. Camby, Le club des juristes, 7 nov. 2022), les saisissants rêvent-ils de faire condamner, pour de telles décisions d’incompétence, la France par la CEDH. Mais, en contestant l’autonomie parlementaire, on combat l’institution à laquelle on appartient. Cela ne peut se justifier que lorsque le pluralisme ou l’impartialité sont gravement en cause (CEDH 17 mai 2016, Karacsony c/ Hongrie, req. n°42461/13. – CEDH 8 nov. 2016, Szani c/ Hongrie, req. no 35493/13) . Or ici, les auteurs du recours contre l’élection au « perchoir » du 18 juillet sont à l’origine de violentes atteintes à ces règles les 19 et 20 juillet. 

Au surplus les motifs annoncés de la contestation de l’élection de la Présidente ne paraissent pas les plus pertinents. 

La séparation des pouvoirs a-t-elle été remise en cause par le vote des ministres-députés ? 

Si elle est au frontispice de l’organisation constitutionnelle, en vertu de l’article XVI de la Déclaration des droits de l’homme, la séparation des pouvoirs ne peut être lue indépendamment des règles qui la mettent en œuvre. Au rang de ces dernières figure, sous la Ve République, l’article 23 de la Constitution qui définit une incompatibilité entre la fonction ministérielle et le mandat parlementaire. Directement voulue par le général de Gaulle, qui la justifie au Comité consultatif constitutionnel face à des élus qui défendent la tradition du cumul, l’incompatibilité prend effet dans les conditions prévues par l’article LO 153 du code électoral. Dans le silence du texte, qui explicite seulement le cas du député qui devient ministre, l’incompatibilité vaut logiquement quelle que soit l’antériorité des deux fonctions (Cons. const 28 janv. 1976)  : un ministre qui devient député et accepte le maintien de sa fonction  tombe aussi sous le coup du dispositif.

Cet article (qui vaut aussi pour les sénateurs en application de l’article L.O. 296) prévoit que l’incompatibilité entre fonctions ministérielles et mandat parlementaire résultant des articles 23 et 25 de la Constitution prend effet un mois après la nomination comme membre du gouvernement. Ce délai, pensé en 1958 pour le cas où le gouvernement, sitôt composé, n’obtiendrait pas la confiance de l’Assemblée, relevant de la loi organique est donc conforme, par construction à la Constitution.

Pendant ce délai, prévoit l’article LO 153 du code électoral, le député membre du Gouvernement ne peut prendre part à aucun scrutin « et ne peut percevoir aucune indemnité en tant que parlementaire » ajoute la loi organique  no 2013-906 du 11 octobre 2013.

L’article LO 153 n’a pas subi de modification substantielle lorsque l’article 23 de la Constitution a été modifié en 2008 pour prévoir le retour d’un ancien ministre au Parlement, selon le même délai. Le retour au Parlement n’offre pas de droit d’option (Conseil constitutionnel 8 janvier 2009 n° 2008-572 DC). L’entrée en fonction, de même, ne crée pas d’option.

Pendant le délai d’un mois, les intéressés ne votent pas, ce qui peut s’avérer décisif pour les nominations du Président de l’Assemblée et des autres membres du Bureau, lesquelles ont lieu dès l’ouverture de la session (Règlement de l’Assemblée nationale art 8, 9 et 10).  Cela étant, le texte de l’article LO 153 prévoit que cette incompatibilité ne prend pas effet « si le gouvernement est démissionnaire avant l’expiration dudit délai ».. Ce texte est parfaitement clair : la seule ambiguïté est de savoir si un gouvernement est démissionnaire dès qu’il présente sa démission ou lorsqu’elle est acceptée, donc à la parution du décret présidentiel acceptant la démission. Cette deuxième option s’impose en pratique, puisque seul le décret présidentiel permet d’affirmer que le gouvernement est bien démissionnaire, ce qui ne met pas fin à l’expédition des affaires courantes et au règlement des affaires urgentes par les ministres démissionnaires. Ces fonctions ministérielles résiduelles courent jusqu’à la désignation du successeur (CE 20 janvier 1988 commune de Pomerol, n° 62900 ou 17 mars 1999, Boulay, n° 189769). Gabriel Attal ayant présenté sa démission le 8 juillet, la démission est intervenue par décret du 16 juillet, permettant aux 17 membres de son gouvernement élus à l’Assemblée, de prendre régulièrement part aux votes de la session de droit ouverte le 18 juillet.

Certes, au troisième tour, 13 voix séparent Mme Braun Pivet de M Chassaigne , ce qui laisse à penser que sans l’apport de ministres députés le résultat aurait pu être différent . Mais Cette pratique, qui a été celle du gouvernement Rocard démissionnaire, en 1988, est conforme au texte

Existe-t-il un précédent ? 

Il en existe même plusieurs. En 1986, les ministres ont démissionné de leur mandat de députés avant l’ouverture de la session, ce qui a permis de faire siéger leurs remplaçants sans délai. L’élection avait alors lieu à la représentation proportionnelle et la démission du mandat se traduisait par l’attribution définitive du siège au premier non élu de la liste.  Cette procédure a donné lieu à des contestations (JO Débats AN 2 avril 1986 pp 44 et 48 et s.) mais le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent pour statuer sur l’élection du Président de l’Assemblée (CC 8 janvier 1986 n° 86-3 ELEC.).

La démission du mandat de parlementaire entraînerait, en scrutin majoritaire, la vacance immédiate du siège et une élection partielle (C élec. LO 178). En 1988, le gouvernement Rocard fut démissionnaire le 28 juin 1988, pour permettre l’élection du Président de l’Assemblée. Michel Rocard fut renommé Premier ministre sitôt celle-ci acquise. C’est exactement le même mécanisme que celui observé avec la démission du gouvernement Attal le 16 juillet 2024.

Que penser de l’éviction du RN des postes du bureau et de la commission des finances ?

L’article 10 du règlement prescrit de « reproduire au sein du bureau la configuration politique de l’Assemblée ». Cet article prévoit même une répartition des sièges en proportion des effectifs de chaque groupe dans l’hémicycle. En outre le règlement prévoit, en appliquant la Constitution (article 51-1) que l’un des postes de questeur et la Présidence de la commission des finances sont réservés à un député appartenant à un groupe s’étant déclaré d’opposition, en général celui qui est numériquement le plus important.

Le fait que le NFP dispose au final de 12 des 22 postes du Bureau et de la Présidence de la Commission de finances, et qu’au surplus le poste de rapporteur général échoit à un député d’opposition, pose d’abord des problèmes de principe, puisque le pluralisme qui conduit l’organisation de l’Assemblée est remis en cause. Et une telle atteinte est sans précédents.  

Il n’est pas admissible de « débrancher » 143 députés et de ce fait tous leurs électeurs, au nom d’on ne sait quel cordon sanitaire. Tous les députés ayant été élus régulièrement, il n’y a aucune raison d’évincer des postes-clés de l’Assemblée ceux qui en forment numériquement le principal groupe. Établir une discrimination politique aboutit à nier la nature du mandat représentatif, la représentation de la Nation tout-entière étant confiée par le peuple à chacun de ses détenteurs (V. D. de Bechillon, l’Express, 21 juillet).

Au-delà de cette violation revendiquée des règles régissant le fonctionnement et la vie parlementaire, de la discourtoisie consistant à ne pas serrer la main d’un collègue, dont on ne reconnaît pas la légitimité pour des motifs politiques caricaturaux, la situation ainsi créée est annonciatrice de bien des difficultés pour la XVIIe législature. On doit imaginer , et même s’attendre, à un Président désavoué lors de l’édiction d’une sanction , à un collège des Questeurs rendant des décisions hostiles aux députés que l’on a voulu ostraciser , à un ministère du budget désavoué par la rapporteur général , à des décisions d’ irrecevabilité financière incohérentes en fonction de leur auteur ou de leur contenu ,alors que le Président de la commission de finances ne doit pas statuer en opportunité (V A Fourmont, la tentation de la justice retenue , JPblog 23 juin 2023 , JP Camby le club des juristes 23 juin 2022)  .

Le non-respect du pluralisme, de la règle majoritaire et des droits que la Constitution reconnaît aux groupes d’opposition a donc bien d’autres incidences que le constat désabusé d’un paysage politique éclaté.

Ainsi, l’article 111 du RAN, relatif à la composition des CMP, prévoit que la configuration de celles-ci s’« efforce de reproduire » celle de l’Assemblée. On peut craindre ici encore que le pluralisme soit méconnu.

Pour chaque texte sur lequel une commission mixte paritaire est appelée à se prononcer, ses membres sont nommés par le président du Sénat et par le président de l’Assemblée nationale. Le président de la commission saisie au fond et le rapporteur du texte en font partie ès qualités. Les autres membres sont désignés sur proposition des groupes politiques. Le vote n’intervient qu’à défaut d’accord. Le nombre de sièges à pourvoir par chaque groupe est, selon un principe traditionnel, fonction de son poids au sein de l’Assemblée.

L’article 45 de la Constitution prévoit certes l’existence de la CMP et lui confère un rôle (éminent) dans la procédure législative, mais il est muet sur sa composition. C’est l’article 111 du RAN qui prévoit cette composition. Et il le fait de manière à ce que la CMP reflète la composition politique de l’Assemblée : « La désignation des représentants de l’Assemblée dans les commissions mixtes paritaires s’efforce de reproduire la configuration politique de celle-ci et assure, sous réserve que le groupe qui dispose du plus grand nombre de sièges de titulaires conserve au moins un siège de suppléant, que chaque groupe dispose d’au moins un siège de titulaire ou de suppléant ».

En appliquant cette règle à la configuration actuelle de l’Assemblée, la CMP devrait être ainsi composée (répartition proportionnelle à la plus forte moyenne) : deux titulaires au RN, deux à Ensemble pour la République, un à la France insoumise, un aux socialistes et apparentés et un à la Droite républicaine. Les six autres groupes seraient représentés parmi les suppléants.

Si la mise à l’écart du RN se reproduisait avec une CMP, y aurait-il un juge pour sanctionner cette non-représentativité ?

On ne voit que le Conseil constitutionnel, et on retombe alors sur le fait que la seule méconnaissance des dispositions réglementaires ne saurait avoir pour effet de rendre une procédure législative contraire à la Constitution (n° 84- 181 DC du 11 octobre 1984 ou n° 2023-849 DC du 14 avril 2023, préc.).  Toutefois, il n’est pas assuré que cette impunité contentieuse bénéficierait à la Commission mixte paritaire comme aux autres instances parlementaires.

Dans l’état de la jurisprudence du Conseil, la censure d’une composition irrégulière pourrait être prononcée par voie d’exception. A l’occasion d’un recours contre une loi adoptée après CMP, la composition de celle-ci pourrait être arguée de non conforme à l’exigence constitutionnelle de représentativité. Le vice de procédure invoqué tiendrait non à la seule violation du RAN (grief irrecevable, compte tenu de la place du RAN dans la hiérarchie des normes), mais à la violation d’une exigence constitutionnelle dont l’art 111 du RAN est la traduction : la structure de la CMP doit reproduire du mieux possible la composition politique de l’Assemblée.  

Le Conseil constitutionnel a déjà tiré des conséquences importantes de l’article 45 de la Constitution – et plus particulièrement de la fonction assignée par cet article à la CMP – quant à la composition de cette dernière : « La mise en œuvre des dispositions introduites au troisième alinéa de l’article 111 ne saurait, sans méconnaître les dispositions de l’article 45 de la Constitution, avoir pour effet de priver le groupe majoritaire, au sens du quatrième alinéa de l’article 19 du règlement, du droit de revendiquer un nombre de titulaires dans la commission mixte paritaire représentatif de l’effectif de ce groupe au sein de l’Assemblée  nationale. » (n° 2019785 DC du 4 juillet 2019). Il serait encore plus aisé au Conseil constitutionnel de tirer de l’article 45 que la composition politique de la CMP doit s’efforcer de reproduire celle de l’Assemblée.

Si le groupe EPR (99 députés) et/ou le groupe France insoumise (72 députés) sont représenté à la CMP, le groupe RN (126 députés), principal groupe d’opposition et principal groupe de l’Assemblée, ne saurait en être exclu sans affecter grossièrement la représentativité de la CMP. Serait manifestement non représentative de l’Assemblée nationale une CMP excluant le groupe le plus important de l’Assemblée nationale, groupe auquel devraient revenir deux sièges sur sept, en répartissant ces sept sièges entre groupes à la proportionnelle. Il serait juridiquement et moralement légitime, et parfaitement conforme à l’objet même du droit parlementaire, de soutenir que l’intervention d’une CMP ainsi composée vicie la procédure législative résultant de l’article 45 de la Constitution.

(V. Le Figaro, le 21 juillet par Pierre Avril, Jean-Eric Schoettl et Jean-Pierre Camby)