Par Olivier Gohin, Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon Assas

Que dit la Constitution ?

L’article 15 de la Constitution de 1958 dispose que « Le Président de la République est le chef des armées ». La différence est nette avec la Constitution de 1946 qui mentionnait, à son article 33, que « Le président de la République prend le titre de chef des armées ». Comme la Constitution de 1946 était centrée sur le président du Conseil des ministres, selon son article 47, alinéa 3, « Le président du Conseil assure la direction des forces armées et coordonne la mise en œuvre de la défense nationale ». C’est Guy Mollet, et non René Coty qui a décidé l’expédition de Suez, en octobre 1956.

Le processus d’élaboration de la Constitution de 1958 était accompagné de la volonté d’attribuer, en matière militaire, une appellation conforme aux pouvoirs renforcés du président de la Ve République. Mais, cette appellation plus nette du chef de l’État qui est celle de chef des armées, n’est pas totalement claire car la Constitution prévoit que « Le Gouvernement dispose (…) de la force armée » (art. 20, al. 2) tandis que « le Premier ministre (…) est responsable de la défense nationale », avec le pouvoir de principe de nommer aux emplois militaires (art. 21, al. 2). On constate donc une ambiguïté initiale qui est résolue, toutefois, résolue au profit du Président de la République dans la mesure où sa position de chef des armées n’est pas seulement organique, mais aussi fonctionnelle.

Cette position fonctionnelle peut s’illustrer à travers les forces stratégiques, composantes de la dissuasion nucléaire. En effet, l’ordre d’engagement est donné par le Président de la République, chef des armées. Cela est spécifié par l’ancien décret du 14 janvier 1964 concernant les forces aériennes stratégiques ainsi que par l’ancien décret du 12 juin 1996 qui englobait l’ensemble des forces nucléaires stratégiques, en particulier les forces océaniques stratégiques, leur composante essentielle. Ainsi, en droit positif, l’article R*1411-5 du code de la défense dispose que « Le chef d’état-major des armées est chargé de faire exécuter les opérations nécessaires à la mise en œuvre des forces nucléaires. Il s’assure de l’exécution de l’ordre d’engagement donné par le Président de la République ».

Dès lors que la coutume existe en droit constitutionnel, comme en droit international public, c’est donc au titre de la coutume constitutionnelle que l’on peut affirmer que le Président est le chef des armées, non pas à titre honorifique, mais en tant que chef organique et fonctionnel des armées.

Comment s’applique la Constitution en cas de cohabitation ?

Tant que le régime a fonctionné en fait majoritaire ou en majorité relative, cette coutume constitutionnelle n’a pas été discutée. Mais, il n’en a pas été toujours ainsi en période de cohabitation, du moins au cours de la troisième cohabitation longue entre Jacques Chirac et Lionel Jospin, entre 1997 et 2002, Des accrocs ont pu être relevés, notamment lorsque l’ancien

président de la République de Côte d’Ivoire, Henri Konan Bédié, a été renversé par un coup d’État. Un accord de défense entre la France et la Côte d’Ivoire existait et des troupes françaises étaient basées à Abidjan. Le président Chirac avait souhaité venir au secours de son homologue et ami ivoirien. Mais, le Premier ministre Lionel Jospin s’y était opposé et les troupes françaises n’étaient pas intervenues. Ce conflit politique s’était alors soldé par un recul du Président de la République qui avait provoqué un malaise au sein de la hiérarchie militaire.

On ajoute que la Constitution de 1958 ne fait pas mention de la sécurité jusqu’en 2003 et à peine depuis lors. Or, défense et sécurité sont liées dans la stratégie de la sécurité nationale (C. déf., art. L. 1111-1). Néanmoins, quand Lionel Jospin devient Premier ministre, il institue, en novembre 1997, un premier conseil de la sécurité intérieure qu’il préside. Dès lors, dès sa réélection, suivie de la reconstitution du fait majoritaire, Jacques Chirac prend un décret en Conseil des ministres qui crée un second conseil de sécurité intérieure, placé sous sa présidence. En 2009, le Conseil de défense et de sécurité nationale est mis en place qui vient regrouper l’ancien Conseil de défense qui existait depuis juillet 1962, déjà sous la présidence du Président de la République, et le second conseil de la sécurité intérieure de mai 2002. Le code de la défense dispose que « Le conseil de défense et de sécurité nationale, de même que ses formations restreintes ou spécialisées, notamment le conseil national du renseignement, sont présidés par le Président de la République, qui peut se faire suppléer par le Premier ministre » (art. L. 1121-1, issu de la loi du 29 juillet 2009, art. 5 ; égal. C. déf., art. R. 1122-1 à – 10, issus du décret du 29 décembre 2009).

Le chef de l’État est donc non seulement, dans le cadre de la sécurité extérieure de l’État, le chef des armées, au titre de la défense, mais, aussi, dans le cadre de la sécurité intérieure, au titre de la sécurité nationale, sachant que les armées peuvent participer, sur le territoire, à la défense et à la sécurité civiles (C. déf., art. L. 1321-2 à-4 et R. 1321-1 à -25).

Quel est le rôle du Premier ministre ?

Comment alors interpréter l’article 21 de la Constitution de 1958 précité ? En ce sens que le Premier ministre est responsable de la défense nationale devant le Parlement dès lors que le régime en place est un régime parlementaire, même spécifique : l’Assemblée nationale a la possibilité de censurer le Gouvernement et cette Assemblée nationale peut être dissoute par le Président de la République, notamment de façon préventive.

Quand Marine Le Pen soutient que le Premier ministre « tient les cordons de la bourse », c’est exact en ceci que, effectivement, la loi de finances provient d’un projet dont le Premier ministre a l’initiative et que son exécution se fait sous l’autorité politique du Premier ministre. Dans une situation de cohabitation, avec Jordan Bardella en tant que Premier ministre, pour se placer dans cette hypothèse, ce dernier pourra exercer ses compétences, en particulier cette compétence financière, en liaison avec les ministres chargés du Budget et des Armées. Pour autant, il aura aussi à tenir compte des compétences du Président de la République dans le choix du ministre des Armées, comme en 1986, et dans la définition de la politique de défense, non sans que des lignes rouges soient posées de part et d’autre, dans cette matière régalienne : ni le Premier ministre ne sera maître de la dissuasion nucléaire ni le Président de la République n’enverra des troupes françaises au sol en Ukraine.

Sur ce dernier point, le Premier ministre de cohabitation sera en droit de s’appuyer sur l’article 35, alinéa 2 de la Constitution qui prescrit que « Le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger », cette information devenant décision du Parlement après quatre mois d’intervention dans la même opération extérieure. Ce

texte est ainsi rédigé parce que, précisément, la nature parlementaire du régime l’exige au titre du dialogue nécessaire entre exécutif et législatif qui passe par le Premier ministre et son Gouvernement, et non par le Président de la République, en dehors de son droit de message avec les assemblées ou, depuis 2008, devant le Congrès (Const., art. 18).

La textualisation de la coutume constitutionnelle

Toute cette construction qui est de texte et de coutume interprétative, voire supplétive, est textualisée par le Conseil constitutionnel dans son importante décision n° 2014-432 QPC Dominique de Lorgeril du 28 novembre 2014 sur l’incompatibilité entre les fonctions de militaire en activité et l’exercice d’un mandat électif local. Il est rappelé, en effet, pour droit que, selon « les articles 5 et 15 de la Constitution, le Président de la République est le chef des armées, il assure, par son arbitrage, la continuité de l’État et il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités ; qu’aux termes des articles 20 et 21 de la Constitution, le Gouvernement dispose de la force armée et le Premier ministre est responsable de la défense nationale ; qu’en application de ces dispositions, sans préjudice de celles de l’article 35 de la Constitution, le Gouvernement décide, sous l’autorité du Président de la République, de l’emploi de la force armée ».

L’autorité du Président de la République dit bien que le chef de l’État est chef fonctionnel des armées même si réserve est faite des interventions des armées à l’étranger qui supposent que la décision présidentielle en ce sens soit relayée par le Gouvernement, serait-il de cohabitation : le Premier ministre vient alors devant le Parlement pour l’informer de cette opération extérieure (Const., art. 35, al. 2 préc.) et même, après quatre mois d’action à l’étranger, pour obtenir son approbation : soit l’accord de l’Assemblée nationale et de Sénat, soit, en cas d’opposition du Sénat, un second vote favorable de la seule Assemblée (ibid., al. 3). ». L’armée de la République n’est pas une troupe de mercenaire au service exclusif du Président.