Par Dimitri Löhrer, Maitre de conférences en droit public à l’Université de Pau

Gouverner sans majorité absolue, est-ce fréquent au Portugal ?

Oui plutôt, et pour deux raisons au moins. D’une part, et à titre principal, parce que l’Assemblée de la République, actuellement composée de 230 députés, est élue au suffrage universel direct selon un mode de scrutin proportionnel plurinominal à listes bloquées. Or, ce mode de scrutin, dans la mesure où il entend privilégier la représentation de la diversité des opinions à l’efficacité, ne facilite pas l’émergence d’une majorité absolue en faveur d’une formation politique. En règle générale, il favorise le multipartisme au bipartisme et, ce faisant, l’absence de majorité. D’autre part, et de façon plus accessoire peut-être, car le mandat du chef de l’Etat et celui de l’Assemblée de la République sont d’une durée distincte (5 ans pour le premier et 4 ans pour la seconde), de sorte que les élections présidentielles et législatives sont temporellement découplées l’une de l’autre. La Constitution elle-même le garantit. Aux termes de son article 125, l’élection du Président ne peut avoir lieu dans les 90 jours qui précèdent ou qui suivent la date des élections de l’Assemblée de la République. Il n’existe donc pas au Portugal, contrairement à la France depuis la réforme du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, de réflexe consistant pour le corps électoral à offrir au Président de la République une majorité parlementaire de soutien. Et ce à plus forte raison, d’ailleurs, que la conception que l’on s’y fait du chef de l’Etat est tout à fait différente de celle qui a fini par s’imposer en France. Bien qu’élu au suffrage universel direct, le Président portugais n’endosse aucunement le rôle de chef de l’exécutif, pas plus d’ailleurs que celui de chef de la majorité. Sa fonction, pour reprendre les mots des constitutionnalistes portugais, est avant tout celle d’un « modérateur ».

Pour l’ensemble de ces raisons, il est fréquent qu’aucune force politique ne détienne à elle seule la majorité absolue des sièges au sein de l’Assemblée de la République. C’est pourquoi l’on voit souvent se constituer au Portugal des gouvernements minoritaires ou des gouvernements de coalitions. Parmi les gouvernements minoritaires, on peut citer celui du Premier ministre socialiste Mario Soares qui est parvenu à se maintenir au pouvoir durant un an et demi (avril 1976-novembre 1977) avec seulement 107 sièges sur 263. Au titre des gouvernements de coalitions, on songera, entre autres exemples, à celui du Premier ministre Pedro Passos Coelho (juin 2011 à octobre 2015), né d’une coalition entre les deux partis du centre droit (PSD-CDS) permettant de réunir une majorité de 123 sièges sur 230. A noter, par ailleurs, la formation de gouvernements de coalitions minoritaires, à l’instar de l’actuel gouvernement dirigé par le libéral-conservateur Luís Montenegro qui repose sur une fragile alliance de 80 députés du PPD/PSD et du CDS–PP.

Est-ce que gouverner sans majorité absolue fonctionne au Portugal ?

Oui, dans une certaine mesure. Sur le plan factuel, les gouvernements minoritaires ou de coalitions ne connaissent pas tous le même destin. La plupart demeurent précaires et durent rarement le temps d’une législature. Soit dit en passant, le fait qu’une coalition repose sur une solide majorité n’est pas nécessairement un gage de longévité. Le « bloc central », né de l’alliance majoritaire PS-PSD de 1983 (176 sièges sur 250), en offre une illustration. Ponctué de tensions, il n’a pas résisté au départ du gouvernement des ministres du PSD et s’est soldé par la démission du Premier ministre Mario Soares et la dissolution de l’Assemblée de la République par le Président Eanes le 12 juillet 1985.

D’autres gouvernements, bien que minoritaires, connaissent, en revanche, un véritable succès. Un exemple récent est donné par la geringonça (machin bringuebalant) résultant de l’alliance forgée entre le Parti socialiste, la CDU (Parti communiste et Parti écologiste « Les Verts ») et le Bloc de gauche à la suite des élections législatives d’octobre 2015. Cet exemple est intéressant dans la mesure où, alors même qu’il ne s’agissait pas d’une coalition gouvernementale à proprement parler (le Gouvernement socialiste d’António Costa a bénéficié du soutien sans participation des autres partis de gauche), le Parti socialiste, avec seulement 86 sièges, est parvenu à évincer du pouvoir la coalition du centre-droit (PSD-CDS), pourtant arrivée en tête des élections législatives mais sans majorité absolue (107 sièges sur 230). Or, malgré la fragilité de cette union, António Costa s’est maintenu au pouvoir durant l’ensemble de la législature, a mené une politique résolument de gauche et a, de surcroît, réussi le tour de force d’être reconduit au pouvoir lors des élections législatives d’octobre 2019.

Quelles raisons expliquent la capacité des représentants politiques portugais à gouverner sans majorité absolue ?

Pour s’en tenir aux explications fournies par le droit constitutionnel, quatre facteurs peuvent être avancés.

Primo, la volonté du constituant de prémunir le gouvernement contre une éventuelle « fragmentation parlementaire ». Conformément à la logique du régime parlementaire, le gouvernement est lié à l’Assemblée de la République, mais son investiture par cette dernière n’est pas requise. Un gouvernement peut donc se former sans être soutenu par une majorité de députés et il se maintiendra tant que ne se réunit pas contre lui une majorité pour le faire tomber. Cette logique facilite la constitution de gouvernements minoritaires ou de coalitions et évite à ces derniers, une fois constitués, une trop forte instabilité.

Secundo, l’existence d’une culture du dialogue et du compromis. Par exemple, le Président de la République est chargé de nommer le Premier ministre, mais seulement « après avoir entendu les partis représentés à l’Assemblée de la République et en tenant compte des résultats électoraux » (Const., art. 187). Une invitation à la discussion donc, également encouragée par le mode de scrutin proportionnel. Le pluralisme politique recherché au sein de l’Assemblée de la République invite en effet les groupes parlementaires aux échanges et au rapprochement. De même, le fait que le gouvernement ne dispose d’aucun arsenal juridique comparable à son homologue français pour faire aboutir ses projets de lois oblige, là encore, à privilégier la voie du dialogue et du compromis. Autant d’éléments de nature à favoriser la formation et, dans une certaine mesure, la viabilité de gouvernements minoritaires ou de coalitions.  

Tertio, la fonction, déjà évoquée, de « modérateur » endossée par le Président de la République qui facilite, à plus d’un titre, la constitution de gouvernements sans majorité absolue. D’abord, parce que le gouvernement n’a pas à obtenir la confiance du chef de l’Etat, ce qui simplifie les termes de l’équation. Ensuite, en raison du fait que le Président peut être amené à jouer un rôle d’arbitre en cas de difficulté dans la constitution d’un gouvernement. Enfin, car le chef de l’Etat s’inscrit en contrepoint de l’Assemblée de la République et conjugue ainsi les risques d’un régime d’assemblée susceptible de fragiliser les gouvernements issus de majorités relatives.

Quarto, l’institutionnalisation en faveur des groupes parlementaires d’un « droit d’opposition démocratique » (Const., art. 114) de nature à canaliser les velléités de destitution du Premier ministre. Bénéficiant de garanties constitutionnelles assurant sa capacité d’action, l’opposition, parce que considérée, est en quelque sorte moins encline à renverser le gouvernement en place.

En un mot, la capacité du Portugal à gouverner sans majorité absolue révèle une forme de maturité démocratique. Elle est tout autant le fruit d’une culture du compromis que d’une inclination au réalisme quant à la fragilité des gouvernements minoritaires ou de coalitions. En acceptant que la durée de vie d’un gouvernement ne dure parfois que quelques mois, sans y voir le début d’une crise politique ou de régime, la démocratie portugaise témoigne de sa vitalité. La position de surplomb du chef de l’Etat ainsi que certains garde-fous constitutionnels facilitent également les choses.