Par Emilien Quinart, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Institut de recherche juridique de la Sorbonne (IRJS, EA 4150)

Qui détient le pouvoir réglementaire ?

Au niveau national, le pouvoir réglementaire appartient par principe au Premier ministre (article 21 de la Constitution) ; il s’exerce sous forme de décrets contresignés par les ministres chargés de leur exécution (article 22). Cependant la Constitution de 1958 prévoit que le Président de la République « signe les ordonnances et décrets délibérés en conseil des ministres » (article 13). Dans cette hypothèse, impliquant la délibération du conseil des ministres, c’est donc le Président de la République qui détient par exception la compétence réglementaire. Elle s’exerce dans tous les cas avec le contreseing du Premier ministre (article 19). En période de cohabitation, ce partage du pouvoir réglementaire entre le Président de la République et le Premier ministre est susceptible de générer une première série de contraintes juridiques et politiques : car dans tous les cas (même s’ils sont très rares) où la Constitution ou la loi exigent la délibération du conseil des ministres sur un projet de décret (par exemple la déclaration de l’état d’urgence en vertu de l’article 2 de la loi du 3 avril 1955), il appartient aux deux têtes de l’Exécutif de s’entendre. Plus encore et plus significativement, la jurisprudence du Conseil d’État considère depuis 1992 (CE, Ass., 10 septembre 1992, Meyet, Rec. 327) que tout projet de décret inscrit à l’ordre du jour du conseil des ministres – même lorsque aucun texte ne l’exige formellement – suffit à conférer à ce décret le caractère d’un acte du Président de la République. Seul ce dernier pourra donc le modifier ou l’abroger par un décret de même forme (Sauf si le décret délibéré en conseil des ministres prévoit lui-même qu’il puisse être modifié par un décret du Premier ministre (CE, 9 septembre 1996, Collas, Rec. 347). En inscrivant à l’ordre du jour du conseil des ministres un projet de décret, le Président de la République – qui préside le conseil et en arrête l’ordre du jour – est donc en mesure d’accaparer une partie de la compétence réglementaire du Premier ministre. Dans tous les cas, la marge de manœuvre du Président de la République n’est pas pleinement discrétionnaire, le Premier ministre pouvant toujours refuser de contresigner ; mais il y a là, en situation de cohabitation, une potentielle « faculté d’empêcher » ou de retarder laissée aux mains du chef de l’État. C’est bien, par exemple, par décret du Président de la République qu’est fixé le montant du SMIC.

Quel est le domaine du pouvoir réglementaire ?

La Constitution du 4 octobre 1958 confère d’abord au Premier ministre (ou au Président de la République dans les conditions rappelées ci-dessus) le pouvoir réglementaire pour exécuter les lois (article 21). Parce que la loi ne peut jamais tout prévoir, il appartient au pouvoir réglementaire d’en compléter les dispositions (par l’édiction de mesures techniques et / ou adaptées aux circonstances de temps et de lieux) pour en permettre l’application. S’il ne peut jamais contrarier la loi, ce pouvoir réglementaire d’exécution demeure toutefois relativement discrétionnaire – l’exécution des lois ne se réduit pas à la « réitération » des dispositions déjà contenues dans la loi – et permet même parfois au Premier ministre de bénéficier, sur le fondement de la loi, de larges pouvoirs de réglementation. En outre, un règlement d’application (même parfaitement conforme à la loi) peut toujours être modifié par un règlement ultérieur édicté par un autre Premier ministre (article L. 243-1 du code des relations entre le public et l’administration, CRPA) : c’est le principe de la mutabilité du pouvoir réglementaire.

À côté de ce pouvoir réglementaire d’exécution des lois, la Constitution reconnaît aussi au Premier ministre un pouvoir réglementaire autonome. Une des grandes innovations de la Constitution de la ve République a été, en effet, en 1958 de délimiter le domaine de la loi (article 34) et de reconnaître que « les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire » (article 37, alinéa 1er). Dans ces matières, par définition indéterminées ou déterminées a contrario,le pouvoir réglementaire peut s’exercer de manière initiale, sans que soit nécessaire une loi préalable. Mieux encore, la Constitution offre au Gouvernement les moyens de protéger son domaine réglementaire en lui permettant d’opposer l’irrecevabilité « s’il apparaît au cours de la procédure législative qu’une proposition ou un amendement n’est pas du domaine de la loi » (article 41). Ces dispositifs avaient été imaginés en 1958 pour permettre de gouverner sans majorité absolue à l’Assemblée nationale. Dans les faits, est-il pour autant si simple de gouverner par règlements autonomes ? Non d’abord pour des raisons juridiques. En effet, le domaine de la loi est extrêmement large (droits civiques, garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, état des personnes, incriminations et peines, principes fondamentaux de l’État social, finances publiques etc.) et on peine à identifier les matières qui, sur un point ou sur un autre, n’entreraient pas directement ou indirectement dans l’une des rubriques définies à l’article 34 ou ailleurs dans la Constitution. Hormis la police administrative générale (et encore), la matière contraventionnelle, l’organisation et le fonctionnement interne des services publics et la procédure contentieuse (autre que la procédure pénale qui relève du domaine de la loi), le domaine du pouvoir réglementaire autonome est étroit ; il est défini au cas par cas par le Conseil constitutionnel et par le juge administratif. Toute réforme ou toute politique publique aurait de toutes façons des conséquences financières qu’il faudrait intégrer dans une loi de finances pour ouvrir les crédits. Il serait donc pour le moins difficile de conduire la politique de la Nation par décrets comme l’imaginaient les rédacteurs de la Constitution de 1958 sans majorité ou en dehors des sessions parlementaires. Les raisons politiques s’y opposent également : en démocratie parlementaire, la loi demeure l’expression de la volonté générale. Gouverner par décret présente un risque d’illégitimité politique, celui de faire le jeu du « pouvoir des bureaux ».

Peut-on modifier la loi ou en suspendre l’application par décret ?

En dehors des périodes de circonstances exceptionnelles (CE, 28 juin 1918, Heyriès, Rec. 651), de la mise en œuvre de l’article 16 de la Constitution, ou d’une habilitation législative spéciale (par exemple sur le fondement de l’article 38 de la Constitution), il est impossible de modifier la loi par décret, à plus forte raison de la contrarier ou de l’abroger : c’est le principe de la légalité de l’action administrative (article L.100-2 du CRPA). Un décret réglementaire est toujours susceptible de recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État, qui peut l’annuler s’il est illégal. Le parallélisme des compétences impose que seule une loi nouvelle puisse abroger ou modifier une loi antérieure.

Cependant dans l’hypothèse où une disposition de nature réglementaire aurait été introduite (volontairement ou non) dans une loi, la Constitution permet au Premier ministre de demander au Conseil constitutionnel de « délégaliser » ou « déclasser » la disposition en question (sur le fondement de l’article 37, alinéa 2) afin qu’elle puisse le cas échéant être modifiée ou abrogée par décret. Le Conseil constitutionnel se prononce ici par une décision juridictionnelle de type « L ». Ce mécanisme pourrait-il être utilisé pour réformer l’âge légal de départ en retraite ? Certes à plusieurs reprises depuis les années 1960, le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de juger que la fixation de cet âge relevait du domaine du règlement (Voir par exemple, Cons. const., décision n° 85-139 L du 8 août 1985, §. 9). De fait, entre 1985 et 2010, l’âge de départ en retraite était fixé dans la partie réglementaire du code de la sécurité sociale (CSS), à son article R. 351-2 précisément – avant d’être à nouveau codifié dans la partie législative du code à l’article L. 161-17-2 du CSS par la loi du 9 novembre 2010. Mais en recourant à une loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour réformer cette condition d’âge, il est certainement devenu impossible aujourd’hui d’en opérer la « délégalisation » pour la modifier par décret. (Je tiens à remercier le Pr. Mathieu Carpentier d’avoir attiré mon attention sur ce point.) Car en matière financière, le domaine de la loi est défini, non seulement par la Constitution, mais par les lois organiques qui la complètent. Le Conseil constitutionnel juge donc que les dispositions incluses, même facultativement, dans une loi de finances (ou par hypothèse, dans une loi de financement de la sécurité sociale) relèvent du domaine de la loi (décision 2020-286 L du 2 juillet 2020 § 5) à condition que la loi organique le prévoie, ce qui était bien le cas en 2023. L’incertitude reste néanmoins réelle sur le sujet, la question n’ayant jamais été expressément tranchée s’agissant des modalités d’ouverture des droits à prestations. Mais il est probable que, si le Premier ministre la demandait, le Conseil constitutionnel refuserait la « délégalisation » de l’actuel article L. 161-17-2 du CSS. Il serait alors impossible de réformer l’âge de départ en retraite par décret. Quoi qu’il en soit, compte tenu de l’étroitesse du domaine du règlement autonome, il est difficile d’imaginer pouvoir « délégaliser » en bloc de larges pans de la législation.

Suspendre la loi par décret – ou en retarder l’application en refusant d’édicter les règlements d’exécution nécessaires – est impossible. Il pèse sur le Premier ministre une obligation juridique d’exécuter les lois dans un « délai raisonnable » (par exemple, CE, 28 juillet 2000, Association France Nature Environnement, Rec. 322), pouvant atteindre 22 mois en raison par exemple d’un changement de Gouvernement. En cas de refus d’y procéder, le Premier ministre commet une illégalité et engage la responsabilité de l’État : saisi d’un recours en ce sens, le Conseil d’État peut prononcer une injonction à exécuter la loi, le cas échéant sous peine d’astreinte, et condamner l’État au paiement de dommages et intérêts. Qu’importe ici qu’une loi ait été adoptée sous une législature antérieure, c’est de continuité de l’État qu’il s’agit. Impossible donc d’abroger des décrets d’application ou de refuser d’en édicter (comme on l’entend ici ou là s’agissant de la loi « immigration » ou de toute autre loi) lorsqu’ils sont nécessaires à l’exécution de la loi : pour suspendre l’application de la loi, c’est la loi elle-même qu’il faut abroger.