Par Elina Lemaire, Professeur de droit public à l’Université de Bourgogne, CREDESPO, Institut Michel Villey

Quelles sont les sources de la déontologie gouvernementale ?

Les règles déontologiques applicables aux ministres sont dispersées. L’article 23 de la Constitution fixe le régime des incompatibilités qui leur sont applicables : les fonctions de membre du Gouvernement sont « incompatibles avec l’exercice de tout mandat parlementaire, de toute fonction de représentation professionnelle à caractère national et de tout emploi public ou de toute activité professionnelle ». En dehors de l’incompatibilité avec l’exercice d’un mandat parlementaire, qui répond à une autre logique, ces règles ont pour objet de mettre les membres du Gouvernement à l’abri des pressions qui pourraient résulter de l’exercice d’autres activités, et d’entamer ainsi leur indépendance et/ou de les placer en situation de conflit d’intérêts. On observera au passage que les fonctions de membre du Gouvernement ne sont pas incompatibles avec l’exercice de mandats électifs locaux, ce qui permet par exemple à M. Darmanin de cumuler le portefeuille de l’intérieur avec un mandat d’élu municipal à Tourcoing.

Pour le reste, le statut déontologique des ministres est principalement déterminé par la loi et, dans une moindre mesure, par le règlement. Les progrès de la culture de la déontologie et de la transparence ont conduit, depuis une dizaine d’années, à un renforcement conséquent des règles qui leur sont applicables. De nombreux dispositifs déontologiques, nés spontanément de la pratique institutionnelle entre la fin des années 1980 et le début des années 2010, et parfois formalisés dans des règles de droit souple (ainsi de la circulaire relative à la méthode de travail du Gouvernement (1988) ou de la Charte de déontologie des membres du Gouvernement (2012)), ont été « saisis » par le droit dur – mais aussi très largement complétés. On songe en tout premier lieu à la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique et à la loi n° 2017-1339du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.

Aux termes de l’article 1er de la loi ordinaire du 11 octobre 2013, les membres du Gouvernement « exercent leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d’intérêts ». Afin de prévenir, dans la mesure du possible, leurs manquements déontologiques, le droit prévoit des obligations déclaratives et divers contrôles. Ces derniers s’exercent soit en amont de l’éventuelle nomination, soit une fois celle-ci intervenue.

Quels sont les contrôles déontologiques prévus en amont de la nomination des membres du Gouvernement ?

Concernant les ministres pressentis, la loi précitée du 15 septembre 2017 permet au président de la République de solliciter auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), de l’administration fiscale et du ministère de la justice, des informations diverses afin de (tenter de) prévenir les « erreurs » grossières de « casting » (par exemple, la nomination de candidats en délicatesse avec l’administration fiscale, comme ce fut le cas de M. Thévenoud en 2014). Ces contrôles sont facultatifs (ils n’ont, semble-t-il, pas été exercés lors de la formation et des remaniements des Gouvernements Borne et Attal) et, quel que soit leur résultat, le chef de l’État reste maître de la décision de nomination. La mise en examen notoire (en 2021) de Mme Dati dans l’affaire Carlos Ghosn, pour corruption passive et trafic d’influence, n’a ainsi pas été un obstacle à sa nomination à la tête du ministère de la culture en janvier 2024.

Quelles sont les obligations déontologiques pesant sur les ministres en fonctions ?

Une fois les ministres nommés, les contrôles déontologiques sont systématiques. Chacun des membres du Gouvernement fait d’abord l’objet d’une vérification de sa situation fiscale, qui est conduite par l’administration fiscale sous le contrôle de la HATVP. Si la vérification révèle des difficultés, le chef de l’État et le chef du Gouvernement en sont informés – l’idée étant alors qu’ils puissent obtenir du ministre concerné, en fonction des problèmes détectés, la régularisation de sa situation fiscale ou sa démission.  

Pour prévenir les atteintes à la probité, chacun des membres du Gouvernement doit ensuite, dans les deux mois suivant sa nomination, déposer à la HATVP « une déclaration exhaustive, exacte et sincère de sa situation patrimoniale concernant la totalité de ses biens propres ainsi que, le cas échéant, ceux de la communauté ou les biens indivis ». Dans les deux mois suivant la fin de leurs fonctions, les ministres transmettent une nouvelle déclaration de situation patrimoniale à la HATVP qui, en cas de variation inexpliquée du patrimoine, peut saisir le juge pénal.

La prévention des conflits d’intérêts, enfin, est au cœur du dispositif de « moralisation » de la vie politique. Afin de prévenir les situations de conflit d’intérêts (que la loi ordinaire du 11 octobre 2013 définit comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction »), chaque membre du Gouvernement doit, dans les deux mois suivant sa nomination, déposer à la HATVP et adresser au Premier ministre une déclaration d’intérêts « faisant apparaître les intérêts détenus à la date de sa nomination et dans les cinq années précédant cette date ». Comme les déclarations de situation patrimoniale, les déclarations d’intérêts sont publiées sur le site Internet de la HATVP (sous réserve de certaines occultations) et restent librement accessibles pendant toute la durée des fonctions.

Dans la même perspective de prévention des conflits d’intérêts, le décret n°59-178du 22 janvier 1959 relatif aux attributions des ministres a été modifié en 2014 (art. 2 à 2-2). Lorsqu’il estime se trouver en situation de conflit d’intérêts, un ministre doit en informer le Premier ministre « en précisant la teneur des questions pour lesquelles il estime ne pas devoir exercer ses attributions. Un décret détermine, en conséquence, les attributions que le Premier ministre exerce à la place du ministre intéressé » (un dispositif analogue existe pour le chef du Gouvernement). En application de ces dispositions, le décret n° 2024-25 du 18 janvier 2024 a retiré à Mme Oudéa-Castéra (à l’époque, ministre de l’éducation nationale et des jeux Olympiques et Paralympiques) la connaissance « de toute décision concernant directement l’association Fédération française de tennis […] et l’établissement privé catholique sous contrat d’association avec l’État Stanislas ».

Y a-t-il des sanctions en cas de non-respect, par les ministres, de leurs obligations déontologiques ?

Les obligations déclaratives des membres du Gouvernement sont assorties de sanctions pénales. Comme l’absence de déclaration, l’omission substantielle ou l’évaluation mensongère du patrimoine sont constitutives du délit de déclaration irrégulière, puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende (éventuellement assortis de peines complémentaires : interdiction des droits civiques ou d’exercice d’une fonction publique). La HATVP est habilitée à apprécier l’exhaustivité, l’exactitude et la sincérité des déclarations ministérielles et elle peut, en cas de suspicion d’infraction, saisir le parquet.

De même, le droit pénal permet de réprimer une partie des manquements déontologiques des membres du Gouvernement, dès lors qu’ils sont constitutifs d’infractions pénales (ainsi par exemple de la prise illégale d’intérêts, infraction reprochée à M. Dupont-Moretti qui a été jugé par la Cour de Justice à l’automne 2023).

Les sanctions à ces manquements peuvent également être politiques : M. Thévenoud avait par exemple été contraint à la démission en 2014 en raison de ses manquements à la probité fiscale. Si les membres du Gouvernement sont politiquement responsables devant le chef de l’État, peut-être serait-il également opportun de restaurer la responsabilité politique individuelle des ministres devant le Parlement, afin de permettre aux parlementaires de sanctionner politiquement les gouvernants ayant manqué à leurs obligations déontologiques.