Par Marie Mercat-Bruns, Professeure Affiliée à l’Ecole de droit de SciencesPo, CNAM LISE CNRS

Les faits : Une jeune femme transgenre avait été embauchée en 2022 par un restaurant, avant sa transition, sous son prénom masculin de naissance. Début 2023, étant venue au travail avec une apparence féminine (vêtements, faux seins et maquillage), elle dit avoir subi des remarques et pressions de son employeur qui aurait culminé par un « entretien de recadrage » fin janvier 2023 durant lequel on l’a appelée par son prénom masculin et on lui a demandé de se maquiller plus discrètement, conformément au règlement intérieur. Refusant obtempérer, elle s’est retrouvée en arrêt maladie à partir de mars 2023 et a demandé au Conseil de Prud’hommes d’Angers, le 15 avril 2024, la résiliation de son contrat assortie d’une demande de réparation pour harcèlement et discrimination fondée sur l’identité de genre.

Quels sont les contours de la discrimination fondée sur l’identité de genre dans le cadre de la transition d’un genre à un autre dans l’emploi ?

La salariée transgenre, qui depuis a obtenu son changement d’état civil, reproche à l‘employeur d’avoir subi, en premier lieu, des différences de traitement défavorables, imputables à son employeur au moment où elle a révélé sa transition en cours en adoptant une apparence de femme différente de celle qu’elle exprimait lorsqu’elle avait été embauchée avec un prénom masculin. Une discrimination directe, selon l’article 1 de la loi n°2008-496 du 27 mai 2008, suppose effectivement « une situation dans laquelle une personne sur le fondement de leur identité de genre, est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne l’aurait été dans une situation comparable ». De surcroit, la Cour de cassation précise que l’existence d’une discrimination n’implique pas nécessairement une comparaison avec d’autres salariés (Cass. Soc. 10 nov. 2009 n°07-42849). La particularité de cette affaire est le fait que la transition s’est faite après l’embauche et que la différence de traitement est avouée puisqu’elle succède chronologiquement au changement d’apparence avec, en outre, un « entretien de recadrage » et apparemment une mesure disciplinaire, un avertissement, depuis retiré, donc des actes défavorables à la salariée, qui ne sont pas dissimulés, trouvant leur cause dans le processus de changement de sexe. Or, des décisions de licenciement de personnes en transition en cours d’emploi ont déjà été sanctionnées par les juges, au nom de la violation de l’égalité de traitement entre hommes et femmes, qui n’avaient pas tenues compte « que le fait de s’habiller en femme est conforme à un processus de changement de genre pour être en cohérence avec son identité de genre et de modifier son état civil en conséquence… » (CA Grenoble 6 juin 2012 RG n°10/03547).

Mais le fait d’imposer un « maquillage léger et discret », conformément au règlement intérieur, peut éventuellement être considéré aussi comme une discrimination indirecte fondée sur l’identité de genre, définie également dans l’article 1 de la loi de 2008, dès lors « qu’une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible d’entraîner, pour l’identité de genre, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés. » En effet, le fait que le règlement intérieur du restaurant parait neutre dans son exigence d’un maquillage léger et discret pour tous les travailleurs peut entraîner, pour les personnes transgenres en transition, des désavantages particuliers compte tenu de leur volonté de transition qui doit être plus ou moins marquée. Elles (ou ils) doivent en effet apporter des preuves par tous moyens que la mention de leur sexe à l’état civil ne correspond pas à celui utilisé dans la vie sociale, notamment par « la façon de se présenter publiquement comme appartenant au sexe revendiqué » ou « être connues sous le sexe revendiqué de son entourage familial, amical ou professionnel » en dehors de la nécessité de changement de prénom (article 61-5 du Code civil). Cette disposition du règlement intérieur du restaurant, apparemment neutre, imposant un maquillage léger et discret ne peut être qualifiée de discrimination indirecte que si elle est justifiée objectivement par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but sont nécessaires et pas excessifs. Or, on ne voit pas, en dehors du contact clientèle qui impose un uniforme permettant de reconnaitre les salariés de la franchise et garantir une certaine hygiène, en quoi le service dans le restaurant de restauration rapide justifie objectivement, de façon raisonnable, la nature discrète du maquillage, compte tenu du travail accompli dans les cuisines, en caisse ou de nettoyage de la salle.

En quoi consiste le harcèlement discriminatoire fondé sur l’identité de genre ?

La salariée transgenre reproche également à son employeur des comportements constitutifs de harcèlement discriminatoire lié à l’identité de genre qui est interdit également par l’article 1 de la loi de 2008 selon lequel « la discrimination inclut tout agissement lié à l’identité de genre, subi par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. » On sait que le harcèlement, dès lors qu’il est fondé sur un motif prohibé, n’a pas besoin d’être répété comme le harcèlement moral. Ainsi « l’entretien de recadrage » relaté dans l’affaire suffirait comme acte de harcèlement discriminatoire. En revanche, alors que l’employeur invoque en défense des maladresses et non du harcèlement, il appartient à la juridiction de mesurer les conséquences du harcèlement, notamment l’impossibilité de rejoindre son poste de travail, le climat hostile instauré lié à la procédure disciplinaire et le fait d’enjoindre à des collègues par écrit d’appeler la salariée par son prénom masculin et les effets de cette résistance au processus de transition sur la santé de la salariée qui est partie en arrêt maladie.

Comment concilier les exigences d’un règlement intérieur sur l’apparence physique et le risque de harcèlement discriminatoire fondé sur l’identité de genre ?

En dehors du droit de la non-discrimination, le règlement intérieur peut imposer, dans des structures de service et liées aux exigences d’hygiène et de sécurité du secteur de la restauration avec accueil du public, des restrictions à la liberté des salariés liées à leur apparence physique, mais seulement dans la mesure où elles sont liées à la nature de la tâche à accomplir selon l’article L 1121-1 du Code du travail. Dès 2019, le Défenseur des droits, suite à une série de réclamations liées à l’apparence physique dans des codes de conduite ou dans des règlements intérieurs, a relevé le risque de normes collectives qui perpétuent des discriminations fondées sur le sexe ou l’identité de genre (Décision-cadre du Défenseur des droits 2019-205 du 2 octobre 2019).

Dans une perspective de promotion d’un environnement inclusif, le Défenseur des droits a préconisé en 2020 « d’accompagner la transition » et donc de prévenir les discriminations fondées sur l’identité de genre : « savoir écouter la personne avec respect et considérer sa démarche sans moquerie est la condition sine qua non d’un dialogue qui permettra de poursuivre son activité professionnelle dans les meilleures conditions. …. Après avoir parlé de sa situation, si elle le souhaite, la personne transgenre doit être reçue par son supérieur hiérarchique et/ou avec les ressources humaines pour évoquer les principaux changements qui s’imposeront : arrêt de travail suite à une intervention chirurgicale, modifications administratives, usage des espaces non mixtes (vestiaires, toilettes) (Décision-cadre du Défenseur des droits n°2020-136 sur le respect de l’identité des genres des personnes transgenresnotammentdansl’emploi). A la lumière de cette décision cadre, si la résistance de l’employeur à la reconnaissance du processus de transition de genre est doublée de l’absence de mesures d’accompagnement, l’environnement hostile inhérent au harcèlement discriminatoire pourrait éventuellement être caractérisé par les juges.