Par Valère Ndior – Professeur de droit public – Université de Bretagne occidentale
Face à la recrudescence des contenus à caractère terroriste publiés en ligne, notamment sur les réseaux sociaux, l’Union européenne s’est dotée d’un nouvel instrument destiné à imposer une série d’obligations de modération et de transparence aux plateformes numériques. Adopté le 29 avril 2021, le règlement (UE) 2021/784 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne est entré en application le 7 juin 2022.

En matière de lutte contre la diffusion de contenus terroristes, quelles sont les principales innovations de ce règlement ?

Ce règlement contribue à la consolidation d’un cadre européen de réglementation des utilisations dites « abusives » des plateformes numériques. Consacré spécifiquement à la lutte contre la diffusion des contenus terroristes, le règlement est présenté comme s’inscrivant dans le processus d’établissement du marché unique numérique (cons. 11) et complète l’arsenal d’instruments (adoptés ou en cours d’élaboration) destinés à définir des règles applicables au commerce électronique, aux services de médias audiovisuels, à la désinformation en ligne ou à la modération des contenus.

Pour l’essentiel, le nouveau règlement impose un devoir de vigilance aux plateformes numériques susceptibles de constituer des espaces privilégiés pour la dissémination de contenus illicites (réseaux sociaux, services de partages de fichiers, services d’hébergement en nuage, etc.). Il les soumet à une obligation de prompt retrait (ou blocage) des contenus illicites présentant un caractère terroriste, ce retrait devant être opéré dans un délai d’une heure suivant la réception d’une injonction adressée par l’autorité compétente d’un Etat membre (art. 3).

En France, cette mission sera en principe confiée à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), fusion du Conseil supérieur de l’audiovisuel et de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet. En cas de défaillance non justifiée par un cas de force majeure, le règlement autorise les autorités compétentes à imposer des sanctions aux entreprises (art. 18).

Si l’on comprend aisément que les réseaux sociaux seront les principales cibles du règlement, celui-ci vise généralement les « fournisseurs de services d’hébergement » en ligne (ex : la diffusion des images d’une fusillade sur une plateforme de streaming vidéo comme Twitch ou toute autre plateforme permettant le partage de contenu dynamique), incluant ceux dont l’établissement principal se situe en dehors du territoire de l’Union dès lors que leurs services sont utilisés par un nombre significatif d’utilisateurs européens. A l’instar de précédents instruments ayant vocation à s’appliquer à des entreprises établies en dehors du territoire de l’Union, le règlement expose un faisceau d’indices permettant de considérer que leurs services sont destinés aux Européens, incluant par exemple l’utilisation de la langue d’un Etat membre (cons. 16).

Quels sont les enjeux pratiques et juridiques suscités par ce règlement du point de vue des fournisseurs de services d’hébergement ?

Plusieurs difficultés sont à anticiper. Une première concerne l’identification des contenus présentant un caractère terroriste. A des fins de cohérence, ceux-ci sont envisagés (cons. 11 ; art. 2) par renvoi à la directive (UE) 2017/541 relative à la lutte contre le terrorisme comme englobant :

« le matériel qui incite ou invite quelqu’un à commettre des infractions terroristes ou à contribuer à la commission de telles infractions, invite quelqu’un à participer aux activités d’un groupe terroriste ou glorifie les activités terroristes y compris en diffusant du matériel représentant une attaque terroriste. La définition devrait également englober le matériel qui fournit des instructions concernant la fabrication ou l’utilisation d’explosifs, d’armes à feu ou d’autres armes, ou de substances nocives ou dangereuses, ainsi que de substances chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires (CBRN), ou concernant d’autres méthodes ou techniques spécifiques, y compris le choix de cibles, aux fins de la commission ou de la contribution à la commission d’infractions terroristes ».

Sont visés à la fois les textes, images, enregistrements sonores, vidéos et transmissions en direct d’infractions terroristes, notamment lorsqu’ils entraînent le risque de commission d’infractions analogues. Sont en revanche exclus du champ d’application du règlement les contenus présentant un caractère éducatif, journalistique, artistique ou relevant d’une activité de recherche scientifique (art. 1er).

Une seconde difficulté concerne l’adéquation des mesures susceptibles d’être adoptées par les plateformes et par les autorités compétentes ainsi que les modalités de leur coopération en cas d’injonction de retrait. Il leur appartiendra d’agir de façon strictement nécessaire, appropriée et proportionnée en tenant compte d’impératifs de protection des droits fondamentaux, notamment la liberté d’expression telle qu’elle est garantie par les instruments européens pertinents.

En ce sens, les injonctions de retrait devront être dûment motivées afin d’expliquer le caractère terroriste du contenu (art. 5.4, b)) et pourront faire l’objet de recours en cas de contestation (art. 9). La désignation d’une personnalité qualifiée au sein de l’autorité compétente en France, l’ARCOM, devrait théoriquement permettre un examen approfondi des injonctions de retrait à condition toutefois que les moyens mis à sa disposition lui permettent d’assurer un tel suivi. Notons que les fournisseurs de services d’hébergement sont invités à désigner en leur sein un point de contact qui fera office d’interlocuteur pour les autorités compétentes (art. 15), ou un représentant légal si elles sont établies en dehors du territoire de l’Union (art. 17).

Le dispositif créé par le règlement sera-t-il efficace dans sa lutte contre la diffusion de contenus à caractère terroriste ?

En substance, la principale obligation créée par le règlement, à savoir le retrait de contenu dans un délai d’une heure, rappelle le dispositif qui avait été conçu en France en 2020 dans le cadre de la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux (ou proposition de loi Avia). Cette proposition de loi avait été en grande partie censurée par le Conseil constitutionnel le 18 juin 2020, en raison d’atteintes disproportionnées à la liberté d’expression. Ces risques ne sont pas occultés par le règlement, comme l’attestent les nombreuses références à l’impératif de garantie des droits qui sont consacrés par la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

Le bref délai imposé aux plateformes risque toutefois d’avoir un effet négatif sur les politiques de modération des plateformes, celles-ci étant susceptibles de développer une pratique de censure préventive, indépendamment de tout effort de contextualisation, afin d’éviter le traitement de trop nombreuses injonctions. Le risque est d’autant plus grand que règlement incite les plateformes à se doter des moyens humains et techniques adaptés à la modération des contenus publiés par leurs utilisateurs. Or, si un recours généralisé à des processus automatisés, reposant notamment sur des algorithmes, peut permettre d’endiguer la dissémination des contenus terroristes, il emporte aussi le risque d’atteintes disproportionnées à la liberté d’expression.

Par ailleurs, il est à craindre que les plateformes numériques omettent de procéder à l’actualisation de leurs conditions générales et standards d’utilisation applicables à la publication de contenus terroristes, malgré l’invitation qui leur est faite au sein du règlement (cons. 11). Le fossé substantiel séparant les obligations mises à leur charge en matière de lutte contre la diffusion de contenus terroristes des standards auxquels elles soumettent leurs utilisateurs pourrait susciter des confusions chez ces derniers. La pratique de Facebook, dont les règles en matière de modération des contenus terroristes sont des plus opaques, en constitue une bonne illustration.

 

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