Par Valère Ndior, Professeur de droit public à l’Université de Brest, membre de l’IUF et Mickaël Lavaine, maître de conférences en droit public à l’Université de Brest

Quelle mesure a été adoptée par le gouvernement à l’égard de l’application TikTok ?

Le gouvernement français a annoncé la décision de bloquer l’accès au réseau social TikTok en Nouvelle-Calédonie, à la suite de l’instauration de l’état d’urgence sur le territoire le 15 mai. La décision de blocage, prise le 14 mai, était d’autant plus aisée à mettre un œuvre qu’il n’existe qu’un seul opérateur en Nouvelle-Calédonie : l’Office des Postes et Télécommunications. 

Dans un premier temps, la mesure semblait avoir été prise sur le fondement de la loi n° 55-385 du 3 juin 1955 relative à l’état d’urgence, compte tenu de l’adoption de deux décrets s’y rapportant explicitement : les décrets n° 2024-436 et n° 2024-437 du 15 mai 2024. Ce second décret renvoie notamment à l’article 11 de la loi du 3 juin 1955, lequel prévoit que « II – Le ministre de l’intérieur peut prendre toute mesure pour assurer l’interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ». Or, aucun fait de terrorisme ou d’apologie du terrorisme ne pouvait être ici caractérisé et encore moins imputé à TikTok. Il s’est avéré par la suite que le gouvernement s’appuyait sur la théorie des « circonstances exceptionnelles » pour justifier la restriction, considérant que TikTok, du fait de sa viralité et de son utilisation par un jeune public, contribuait à la propagation de la désinformation et d’appels à la violence auprès des émeutiers. Des risques d’interférence étrangère ont également été invoqués. Dans une note technique, le service VIGINUM a bien identifié des opérations émanant d’acteurs azerbaïdjanais et ciblant la France dans le contexte des émeutes, mais principalement sur Facebook et X. Notons que TikTok France a déclaré auprès de plusieurs médias ne pas avoir été contactée par le gouvernement dans la mise en œuvre de ce blocage.

Qu’est donc la théorie des « circonstances exceptionnelles » invoquée par le gouvernement ?

La théorie des circonstances exceptionnelles permet à l’administration de s’affranchir du respect des lois, sous le contrôle du juge, en raison de la gravité des circonstances qu’elle a à traiter. La première guerre mondiale avait été conduite selon des modalités de légalité plus que douteuses et le Conseil d’Etat avait élaboré, en fonction consultative, cette théorie durant le conflit. Il l’avait appliquée après, au moment de juger des contentieux où il était clair que la lettre de la loi n’avait pas été respectée. Ainsi, la théorie des circonstances exceptionnelles rend légal ce qui ne l’est pas, compte tenu de la gravité d’une situation. Elle a par exemple permis d’ordonner l’évacuation d’une partie de la Guadeloupe en 1976 lors de l’éruption de « La Soufrière » ou d’adopter des mesures de restriction au début de l’épidémie de COVID-19.

En l’espèce, la gravité des troubles à l’ordre public survenus en Nouvelle-Calédonie aurait certainement permis de justifier par cette théorie la suspension de TikTok. Cela dit, invoquer la théorie des circonstances exceptionnelles dans cette affaire illustre à nouveau son efficacité à permettre aux autorités administratives de s’affranchir du droit, mais révèle son archaïsme du point de vue de l’Etat de droit. Dans le référé-liberté formé en réponse au blocage, les requérants (la Ligue des Droits de l’Homme et la Quadrature du Net, entre autres, cf. ci-dessous) n’ont d’ailleurs pas manqué de contester la théorie des circonstances exceptionnelles au regard de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales en soulignant qu’elle n’est pas « nécessaire dans une société démocratique ». Si l’on peut comprendre que des autorités administratives aient à agir rapidement dans des contextes difficiles, il existe des processus plus fins que l’usage d’une théorie élaborée il y a un siècle à l’occasion d’une guerre à légaliser.

Quels recours ont été formés et quelle décision a été prise par le Conseil d’Etat dans son ordonnance du 23 mai 2024 ?

Il s’agit ici d’un référé-liberté à l’occasion duquel le juge administratif peut, si l’urgence le justifie, ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale […] » (art. L. 521-2 du CJA). Le Conseil d’Etat a choisi le terrain de la condition de l’urgence pour rejeter le recours. Dans ce type de référé, l’urgence est appréciée notamment au regard des intérêts en présence, ceux des requérants, mais aussi de l’intérêt public dont la protection est visée par les mesures contestées. Dans le §9 de la décision, le Conseil d’Etat développe des arguments qui sont loin d’être exempts de contradictions logiques.

Tout d’abord, « il résulte de l’instruction que la décision contestée porte sur le blocage d’un seul réseau social sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, l’ensemble des autres réseaux sociaux et moyens de communication, la presse, les télévisions et radios n’étant en rien affectés ». D’un côté, le gouvernement estime que TikTok est un média dont la spécificité justifie qu’il en bloque l’usage, mais d’un autre, lorsqu’il s’agit de contrôler ce blocage au regard de la liberté d’expression, TikTok devient un média comme les autres. De plus, à supposer même que TikTok soit un média comme les autres, cela reviendrait à considérer que, par analogie, ce n’est pas un problème d’interdire la publication d’un journal, dès lors qu’il en existe d’autres.

Ensuite, le Conseil d’Etat retient que « cette mesure de blocage doit prendre fin dans de très brefs délais, le gouvernement s’étant engagé, dans le dernier état de ses écritures, à lever immédiatement la mesure dès que les troubles l’ayant justifiée cesseront ». S’il suffit que le gouvernement s’engage à arrêter de restreindre une liberté lorsqu’il estimera ne plus avoir besoin de le faire, il n’y a vraiment aucune inquiétude à avoir ! Enfin, le juge écrit que « le gouvernement [fait] valoir que le blocage de ce réseau social a contribué à la baisse des tensions ». Là encore, s’il suffit que le gouvernement « fasse valoir » – ce qui n’est pas la même chose que « prouver » – qu’une atteinte à une liberté a permis de faire baisser des tensions, sans examiner la proportionnalité de cette atteinte et la réalité de sa nécessité pour faire cesser les troubles, l’argumentation du Conseil d’Etat ne rassure pas vraiment sur la finesse du contrôle juridictionnel. Au total, le juge estime pourtant que « la condition d’urgence ne peut être regardée comme remplie ».

Quels sont les enjeux de la décision du gouvernement ?

Le blocage de TikTok vise spécifiquement cette plateforme sur le fondement de caractéristiques qui, bien qu’elles soient avérées (son modèle commercial, ses algorithmes, sa base d’utilisateurs) sont en grande partie partagées par d’autres réseaux sociaux. Non seulement la décision en est rendue plus difficile à justifier, mais elle établit en plus un dangereux précédent ouvrant la voie à des restrictions d’accès ciblées à internet. Déjà à l’été 2023, dans le contexte des émeutes consécutives à la mort du jeune Nahel, le gouvernement avait évoqué la possibilité de bloquer les réseaux sociaux ou certaines de leurs fonctionnalités avant de renoncer, face à la levée de boucliers de la société civile (des propositions de rationalisation ont été formulées dans un rapport d’information du Sénat). Pour cause, le blocage d’accès aux réseaux sociaux est généralement l’apanage de régimes autoritaires, peu soucieux de compromettre la liberté d’expression et le droit de s’informer des citoyens. En l’occurrence, le blocage opéré en Nouvelle-Calédonie s’est avéré inefficace face au recours massif à des VPN.

Dans une société démocratique, il est possible de considérer que des libertés doivent être restreintes pour protéger l’ordre public – notamment en cas d’ingérence étrangère, d’atteintes aux biens ou aux personnes, nul ne le conteste. Peut-être que la mesure de blocage de TikTok était justifiée, mais le choix du Conseil d’Etat de rejeter le recours sur le terrain de l’urgence n’a pas permis de produire une argumentation convaincante. Paradoxalement, l’argumentation du Conseil d’Etat sur l’absence d’urgence dans cette affaire, témoigne de l’urgence bien réelle d’un affinage des procédures de contrôle des atteintes aux libertés.