Par Antony Taillefait, Professeur de droit public à l’Université d’Angers
Propos recueillis par Julien Lec’hvien, journaliste

Suite au suicide, à Poissy, en septembre dernier, de Nicolas, un collégien de 15 ans victime de harcèlement scolaire, une mission d’inspection a enquêté « sur les conditions dans lesquelles un courrier aux termes profondément choquants a pu être adressé à [sa] famille », par le rectorat de Versailles en mai 2023. Selon le ministère de l’Éducation nationale, « ce qui ressort des travaux de la mission, c’est que ce courrier, en ces termes, n’aurait jamais dû être adressé à cette famille, dans cette situation ». Le 7 novembre, Gabriel Attal, qui avait qualifié ce courrier de « honte », a annoncé à l’AFP son souhait d’engager une procédure disciplinaire contre l’ex-rectrice de Versailles, actuellement en disponibilité. Une première.

Qui peut engager une procédure disciplinaire contre l’ex-rectrice de Versailles ?

Le rectorat de l’académie de Versailles a commis une faute en ayant adressé, en mai dernier, un courrier dont l’objet n’était pas en rapport avec l’alerte rapportée par la famille sur la situation de harcèlement dont était l’objet Nicolas. Cette faute relève de la responsabilité du chef de service, en l’espèce la rectrice. Mais un facteur complique le traitement juridique d’éventuelles poursuites à son encontre : elle était administratrice de l’État, c’est-à-dire rattachée statutairement aux services de la Première ministre, et a depuis quitté ses fonctions au sein de l’Éducation nationale.

Depuis la réforme des emplois de la haute fonction publique, 40 % des recteurs sont ainsi des hauts fonctionnaires, le reste du contingent étant formé de professeurs d’université. Lorsqu’un administrateur de l’État est nommé recteur, il est détaché sur le statut d’emploi à la décision du gouvernement dont la particularité est d’être révocable à tout moment par le ministre de tutelle. Lorsqu’on lui retire ses fonctions de recteur, le haut fonctionnaire réintègre son statut de corps d’emplois initial. La procédure disciplinaire ne peut donc être engagée que par la Première ministre, supérieure hiérarchique de Charline Avenel, administratrice de l’État, jusqu’à trois ans après la démonstration de l’existence des faits reprochés.

Pour que le ministre de l’Éducation nationale engage une poursuite disciplinaire lui-même, il faudrait trouver un décret qui autorise Élisabeth Borne à lui déléguer son pouvoir disciplinaire. Engager cette procédure relève donc avant tout d’une décision politique.

Quelle forme une procédure disciplinaire pourrait-elle prendre ?

Une procédure disciplinaire commence par la notification de l’engagement de l’action disciplinaire puis par la réunion d’un conseil de discipline présidé par le Premier ministre – ou, par délégation, le ministre ayant sollicité l’engagement de la procédure disciplinaire – et composé pour moitié de représentants de l’administration – membres de l’Éducation nationale ou d’autres ministères – et de représentants syndicaux appartenant au même corps que l’intéressé. Après auditions, le conseil émet un avis consultatif et son président dispose de trois ans pour infliger une sanction, qui peut aller d’un simple avertissement à la mise à la retraite d’office ou la révocation. En cas de recours devant le Conseil d’État, celui-ci est chargé d’examiner l’existence ou non de la faute reprochée et éventuellement la proportionnalité entre la sanction infligée et la faute disciplinaire.

Le régime de procédure envisagé par Gabriel Attal semble pour le moment introuvable. À supposer que la délégation de la Première ministre vers le ministre de l’Éducation nationale soit faite, il faut ensuite pouvoir qualifier l’existence d’une faute disciplinaire de la part de l’ex-rectrice. Une faute disciplinaire est une faute personnelle, qui relève du comportement déviant du chef de service (absences injustifiées, intempérance dans le management, inaptitude, etc.), c’est-à-dire qui ne relève pas du champ professionnel normal. C’est le rôle du rapport de l’inspection générale de déterminer l’existence ou non d’une faute disciplinaire qualifiée. En l’état des informations dont nous disposons, le rectorat a adressé à la famille de Nicolas des mises en garde standardisées mises au point par le ministère de l’Éducation nationale pour défendre ses agents, suite à l’assassinat de Samuel Paty. Il semble donc qu’il y ait bel et bien une défaillance dans l’organisation des services du rectorat, mais pas une faute personnelle et disciplinaire mettant en cause l’ex-rectrice.

Par ailleurs, comment un conseil de discipline peut examiner des fonctions exercées par un emploi supérieur de l’État à propos desquelles les consignes qu’il met en œuvre sont très informelles car délivrées par le ministre lors de réunions, souvent confidentielles, avec les recteurs ? Il s’agit de relations interpersonnelles, avec peu de codification : comment démontrer la faute dans ces conditions ?

Enfin, on observe effectivement dans la jurisprudence que l’administration d’origine – en l’espèce les services de la Première ministre – peut engager une procédure disciplinaire à l’encontre d’un agent à l’encontre des fautes disciplinaires qu’il a commises dans ses fonctions de détachement. Mais cette jurisprudence est ancienne et ne concerne pas les détachements sur des emplois supérieurs de l’État, comme celui de recteur.

Dans quelle mesure la responsabilité de l’Etat peut-elle être engagée ?

En raison du courrier envoyé par le rectorat en mai 2023, la famille pourrait mettre en cause la responsabilité de l’Etat pour défaut d’organisation du service public de l’Education nationale. Encore faudrait-il connaître le contenu du courrier adressé au rectorat par la famille en amont, pour voir si les formules utilisées n’ont pas induit en erreur le service.

Imaginons que la lettre était rédigée de telle manière que la réponse de l’administration était injustifiée : la famille pourrait alors saisir le tribunal administratif d’un recours en responsabilité, qui est en même temps un recours indemnitaire. Mais il revient à la charge de la famille de prouver le lien de causalité directe entre le préjudice moral subi et le courrier reçu, ce qui est loin d’être évident. Si le tribunal reconnaissait l’existence d’une faute, l’Education nationale serait alors condamnée à indemniser financièrement ce préjudice moral.